Charrue tordue, Itamar Viera Junior, traduit du portugais (Brésil) par Jean-Marie Blas de Roblès, Zulma, 2023, 352 p. [Torto arado, Todavia, 2018]
Agua Negra. Deux sœurs, un drame. Dans une fazenda[1] du Nordeste brésilien, Bibiana et Belonísia trouvent un magnifique couteau à manche d’ivoire. Dès lors, leurs vies en seront bouleversées.
Les voix se complètent. Indissociables, les deux sœurs semblent n’être qu’une seule personnalité, se confondant, se séparant et se retrouvant. L’une, Bibiana, parle, représente. L’autre, Belonísia, s’indigne, agit et révèle la douleur des autres. Un geste, une parole. C’est son don, sa malédiction.
« Belonísia était la fureur qui avait parcouru le temps. Elle était née d’un peuple fort, séparé de sa terre, qui avait traversé un océan, laissé ses rêves derrière lui pour se forger dans le déracinement une vie nouvelle et lumineuse. Un peuple qui avait tout traversé en endurant l’insatiable cruauté de ses maîtres. »
Au milieu de la dense forêt, les esprits du Jarê, religion de la communauté afro-brésilienne, occupent les êtres, les lieux et les objets. L’âme du couteau appelle Bibiana, l’accident. La grand-mère, coupable d’avoir possédé le terrible couteau, s’en sépare. Mais ce dernier, pourrait-on le croire, retrouve Belonísia pour le drame final. Des vies simples ou « enchantées » (terme qui n’est pas sans rappeler les dieux chevauchant du Candomblé de Jorge Amado) se croisent, se fracassent et se confondent.
Dans la tourmente immobile de l’intimité des deux sœurs, à l’aube de leur vie, un monde ancestral et immuable, figé dans les traditions des Quilombos, descendants d’esclaves noirs aux journées remplies de travail exténuant et de rites du Jarê, se heurte à de nouveaux idéaux de liberté. Une vie simple, régie par les coutumes et la crainte du propriétaire terrien, se fracasse contre l’aspiration à la modernité et aux idées d’émancipation portées par la jeunesse.
Charrue tordue est un livre sensible, à l’oralité envoûtante et au style fluide, organique que l’on doit à Itamar Viera Junior. Issu lui-même de la communauté quilomba, il a su, sans forcer le trait, donner un souffle puissant à ce récit. Aussi, c’est avec regret que nous laissons les sœurs achever leurs parcours…
Un dernier mot, enfin, pour saluer le travail de passeur de Jean-Marie Blas de Roblès, par ailleurs auteur de ce magnifique Là où les tigres sont chez eux (Zulma), roman qui se déroule lui aussi dans le Nordeste. Le traducteur a su trouver un langage poétique, mélodieux et presque magique qui sert ici le texte à merveille et contribue grandement à le rendre mémorable.
Abel Dubus
[1] Grande propriété agricole au Brésil.