L’ex-magicien de la taverne du Minho, Murilo Rubião, traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec, L’Arbre vengeur, 2021, 150 p.
Depuis 1947, plus de 70 ans avant la traduction française de la première des nouvelles brésiliennes du recueil L’ex-magicien de la taverne du Minho, Rubião nous demande d’accepter ce qui ne va pas de soi : l’insensé et le quotidien le plus dénué d’ambition, l’incongru et la logique inévitable du rêve, le possible et l’incroyable appartiennent tous au même registre. Lire Rubião n’est pas lire, au sens où on l’entend habituellement, c’est consentir à signer un contrat sans objet, rigoureux et absolu : chaque chose est à sa place et la place de chaque chose, pourtant, ne cesse de se déplacer. Lire les nouvelles du recueil L’ex-magicien de la taverne du Minho c’est courir après des situations et des personnages qui, inéluctablement tardent à parler, agir, mourir, arriver quelque part.
Nous avons bien affaire à des phrases puisque nous lisons, mais l’indéfinition de ces phrases est si grande, qu’avec des mots simples et ingénus Rubião parvient à nous faire découvrir l’étrangeté qui se trouvait jusque-là tapie sous nos pieds. L’insensé est sur le bout de la langue et pourtant ce qui se raconte est d’une banalité à dormir debout.
Le temps non plus n’a pas de sens, il flotte entre la conjugaison des verbes et les vaguelettes de l’action. On ne sait jamais vraiment si l’on se trouve au début, avant ou après les événements : la seule chose dont on soit sûr, c’est que ceux-ci adviennent et que nous y assistons. Tout cela est rebutant, au sens où le but ne cesse de s’éloigner, et l’existence même d’un but à atteindre est incertaine.
Il semble par ailleurs que la trame de ces nouvelles soit de l’ordre de la figuration, du contingent. Nous avons sans cesse l’impression que ce qui compte est ailleurs, que le « conte » n’y est pas. Les personnages humains et les animaux, réels ou fantastiques, n’ont pas le premier rôle car il n’y a pas de premier rôle : les protagonistes existent par hasard, comme si aucune nécessité ne les poussait à être présents. Ils sont là et pourraient ne pas l’être, ce qui du reste ne change rien à l’affaire, mais cette contingence est inéluctable : il ne peut pas ne pas se passer quelque chose et c’est peut-être une preuve, étrange certes, de l’irrépressible vitalité du monde.
Alors, on ne peut que se soumettre – puisque nous avons signé en lisant – à cette inéluctabilité. Lorsque les protagonistes se manifestent si timidement, tout devient remarquable, le moindre détail, le moindre geste prennent une ampleur inhabituelle et exubérante. En plus d’être d’une confusion foisonnante, cette anarchie, au sens strict du terme, fait naître une profonde interdépendance entre les êtres et les choses, et permet aux mots les plus courants – bègue, occupant, journée, idiot, paquet, habit et réputation – de fleurir d’une façon nouvelle, légère et excitante. Il y a quelque chose de joyeux, au-delà de l’arrière goût d’étrangeté, dans cette versatilité de l’importance des mots. Par des voies qui certainement peuvent susciter l’angoisse et le trouble, Rubião arrive néanmoins – néant-plus – à faire éclore une abondante vitalité.
Emmanuel Constant