Interview du livre Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes par Madeleine Buet

Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, Manuel Quintin Lamé, traduit et présenté par Philippe Colin et Cristina Moreno, Wildproject ; collection Le Monde qui vient, 2023, 192 p.

Questions aux traducteurs, par Madeleine Buet le 18 mai 2024

Note préalable :

Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes est « à la fois un traité de métaphysique, un conte, un manuel spirituel[1] », témoignage des luttes menées par leur auteur dans la Colombie des années 1920 que les libraires ne savent pas toujours dans quel rayon placer. La Forêt y est le lieu d’un savoir pratique et d’une poétique hybride aussi bien que l’ancrage de la lutte autochtone et il faut se frayer un passage dans le foisonnement de l’ouvrage comme au milieu d’autant de lianes.

En raison de l’histoire particulière de ce texte, nous avons choisi de centrer notre entretien sur des questions liées à la circulation des œuvres – transmission, traduction, réception – qui font aussi écho aux ouvrages présentés dans notre Revue L’autre Amérique.

  • Comment avez-vous « rencontré » ce texte ?

CM : Je travaillais sur la construction de l’Etat en Colombie dans l’entre-deux guerres et la « colonisation interne » du territoire dans les années 1930. J’en suis venue à m’intéresser aux politiques culturelles et éducatives afin de comprendre comment se déploient les logiques d’action et de connaissance de l’État dans les marges du territoire national. Lame a beaucoup réfléchi à la question de l’éducation, le mouvement autochtone qu’il a contribué à faire émerger était aussi une réponse à cette nouvelle manière de faire Etat. Quintin Lame peut être considéré comme un précurseur de l’éducation interculturelle.

PC : De mon côté, ça a été lors d’un voyage en Colombie avec la consultation d’archives, vers 2003. Il venait d’être réédité par l’université du Cauca (Popayán) : c’est un moment où il y avait un renouveau au sein du département d’anthropologie de cette université et où l’on parl[ait] plus des communautés Nasas, qui vivent dans un territoire devenu, à partir des années 1980, l’un des épicentres du conflit armé. [Le texte] avait été édité une première fois dans les années 1970 puis oublié.

  • Pourquoi choisir de le présenter aujourd’hui aux lecteurs français ?

CM : Quand on s’est rencontrés, on a eu rapidement envie de le traduire mais c’est resté lettre morte jusqu’en 2021. Lors de l’énorme soulèvement « el Paro Nacional » en Colombie, on était estomaqués par le vide médiatique[2] et on s’est dit que la publication du livre pourrait permettre de faire écho à ce qu’il se passait à ce moment-là.

PC : Je travaillais aussi sur un livre qui s’appelle Pensées décoloniales et il me semblait important de montrer qu’il existait des pensées décoloniales autochtones, pas forcément universitaires, avec une profondeur historique.

CM : Oui, parce que ce texte permet de complexifier le regard sur l’autochtonie : la figure de Lamé est impure, complexe, et vient déconstruire le nouveau mythe du bon sauvage. Elle déjoue ces fantasmes et vient introduire un contrepoint.

  • Quels ont été vos partis-pris dans le processus de traduction ?

CM : Le travail de traduction des Pensées a été fascinant et en même temps complexe et pas toujours aisé. [C’est une] œuvre déroutante, avec une particularité linguistique : Lamé est partiellement alphabétisé, il manie l’espagnol de façon imparfaite. Il fait violence aux canons de la langue et déroge aux normes linguistiques. On voulait garder cette particularité car cette langue personnelle nous semble créatrice, c’est là que loge la poésie de son texte. Mais si l’on compare la version espagnole et la version française, la version française est un peu plus normalisée : le texte voyage, il arrive dans le contexte français où le rapport à l’écrit est différent, sacralisé. Le texte doit rester audible. On voulait qu’il soit considéré comme une œuvre de pensée et pas juste une archive, un témoignage.

PC : Lamé se considérait comme un lettré même s’il avait appris à lire très tardivement, en fréquentant les archives pour essayer de trouver les titres de propriétés accordées par la couronne espagnole : il va construire son espagnol lettré sur une langue archaïque, dans un contexte de lutte et par ailleurs, il y a des médiations car il dictait systématiquement ses textes, il ne les écrivait pas. Sa langue est donc profondément marquée par l’écrit archaïque, avec en même temps avec des caractéristiques propres à l’oral : il y a des formules orales, des suspensions de phrases etc. dans lesquelles nous avons fait quelques effets de normalisation. Les réseaux métaphoriques ou allégoriques qu’il utilise sont instables, mouvants, il faut les saisir en contexte; d’autres concepts viennent par exemple de la scolastique de la Renaissance espagnole… Lamé s’est vraiment construit une érudition en archipel.

  • L’auteur se demande (p. 168) : « Comment les historiens de demain appelleront-ils le petit Indien Quintin Lame ? » : quelle est la place de son ouvrage dans la Colombie d’aujourd’hui ?

PC : Il circule sous des formes réélaborées. Plus que le texte, c’est surtout la figure de Lame qui est devenue centrale : Lamé fait partie d’une constellation d’ancêtres et ces figures peuplent les imaginaires Nasas, donnent accès à un autre temps. C’est un temps qui n’est pas celui linéaire de notre histoire, c’est un temps où le passé retravaille le présent et le passé ; d’où les formes différentes : Lamé guérillero, religieux, défenseur de la nature et chamane, toutes ses figures sont réactualisées.

  • Compte-tenu de cette spécificité, l’usage des temps verbaux, qui peut sembler inhabituel pour le lecteur français, reflète-t-elle celle de l’auteur ?

CM : Oui, la grammaire même du texte déploie la temporalité propre aux Nasas.

PC : Leur perception du temps n’est pas celle linéaire de notre histoire : la figure de la spirale est très présente, elle s’oppose au temps circulaire et produit autre chose – car ce n’est pas un éternel retour, il y a une reconfiguration à chaque passage.

  • Quintin Lame évoque à la fois des lieux et personnes très précis de sa Colombie contemporaine, des faits concernant l’Amérique latine de façon plus générale et jusqu’à des « Indiens » d’Egypte et du Japon (p. 102), le tout avec des visions du passé, du présent et du futur : selon vous, pour qui écri(vai)t-il ?

CM : Chez Lame, le terme Indien semble renvoyer à l’ensemble des sujets colonisés de l’Amérique latine. Cette occurrence d’« Indiens d’Egypte et du Japon », ouvre le spectre à tous ceux qui échappent au monde occidental. A qui s’adresse le texte ? Il y a selon moi plusieurs adresses : Lame s’adresse avant tout aux générations futures d’Indiens de la Colombie et d’ailleurs, mais parfois il interpelle aussi les autres sujets colonisés. Il faut renvoyer au contexte particulier des années 1930, où l’anticolinialisme, sous l’impulsion de la IIIe internationale, prend une importance centrale : les débats anti-impérialistes traversent la gauche latino-américaine de l’époque, et Lame qui est un temps proche du Parti Socialiste Révolutionnaire (PSR) connaît ces débats. Peut-être qu’il y a aussi une dimension culturelle : pour lui, l’Indien est porteur d’une tradition, d’une historicité profonde, d’une grande civilisation qui a été écrasée. Il y a une réflexion sur les ruines du colonialisme dans son livre.

Concernant les termes, Lamé utilise « indio » et « indigena », et plutôt « indio » quand il se réfère à lui-même. Ça a été l’objet d’une discussion avec notre éditeur qui voulait plutôt qu’on utilise « autochtone » ou « peuples originaires » mais nous avons décidé de conserver le terme de l’auteur, « indien », d’autant qu’il en fait un terme politique à un moment où le mot est devenu une insulte chez les blancs[3]. En revanche, comme le mot « indigène » renvoie au contexte colonial français, nous ne l’avons pas conservé dans la traduction.

  • L’oralité aussi bien que l’intertextualité, notamment avec la Bible ou la relecture du mythe de l’Eldorado, sont présentes en permanence dans l’œuvre de « l’indien-loup » : selon vous, les Pensées peuvent-elles être qualifiées d’œuvre littéraire ?

PC : C’est une question complexe, ontologique. C’est très difficile de définir cette œuvre comme un texte littéraire puisque l’œuvre est constituée d’une multitude de pratiques où se mêlent notamment l’oralité – Lame dictait ses textes -, l’écriture sous la forme d’une retranscription et la réécriture, car les textes auxquels on a accès sont issus de multiples rééditions, il n’y a plus de manuscrit original. Par ailleurs, l’aspect intertextuel est très présent, on sait que Lamé possédait une bibliothèque qui a été perdue.

Une autre dimension me semble importante, d’après ce que dit une anthropologue étasunienne (Joanne Rappaport) : « l’écrit a une dimension sacrée chez les Nasas précisément parce que dès le 18ème siècle, c’est la conservation, l’archivage des textes juridiques coloniaux qui leur a permis de conserver leurs territoires, les resguardos. » D’ailleurs, l’archivage et l’occultation de l’œuvre de Lamé s’inscrivent dans ce rapport particulier à l’écrit non pas tant en tant que texte mais en tant que trace matérielle.

Ensuite, lorsque l’on pose la question de la littérarité, il faut aussi prendre en compte les effets d’institution : les Pensées ont été intégrées au « canon littéraire colombien » donc de facto ça en fait un texte littéraire. Il figure dans des anthologies littéraires, dans la catégorie « littératures autochtones », il fait partie des textes-phares de plus en plus étudiés et considérés au sein des études littéraires.

CM : Nous nous posons souvent cette question : comment ce texte va-t-il être classé dans les rayons des librairies : en littérature, dans les sciences sociales ? Les récits subalternes ont tendance à être classés comme des archives et à être considérés comme de la matière première pour une analyse ; le texte n’est pas toujours considéré comme une œuvre à part entière. Pour moi, ce texte est une œuvre littéraire autant qu’un ouvrage philosophique. C’est d’ailleurs quelque chose que j’aime beaucoup dans ce texte, il y a une forme d’indiscipline dans sa nature qui fait aussi sa force : il est à la fois un traité métaphysique, un conte, un manuel spirituel, un essai politique… On y trouve un agencement de registres et de modes de pensée diverses. Cette hybridité me semble assez représentative des pensées et des poétiques du Sud global.

PC : Oui, avec une sorte d’appropriation irrévérencieuse de toutes les lectures et une revendication d’impureté. Sous cet aspect, on pourrait faire le lien avec le Manifeste anthropophage du Brésilien Oswald de Andrade[4] : il y a une volonté de cannibaliser toutes les cultures y compris la culture coloniale ; une certaine poétique de l’anthropophagie.

  • Le texte est-il débattu et actualisé ou considéré comme parole d’Evangile, pour reprendre une comparaison dont l’auteur est friand ?

CM : C’est important de rappeler quelle a été l’histoire de ce manuscrit, qui n’est d’ailleurs pas exactement un manuscrit si l’on rappelle comment il a circulé avant sa première parution dans les années 70 : le texte avait circulé de manière souterraine et sous une forma oralisée jusqu’à ce que Gonzalo Castillo, théologien de la libération, le « découvre » lors d’un travail de recherche-action. Le texte de Lame était débattu, par extraits, dans les Mingas[5]. Si le texte est situé historiquement, il a été mainte fois réécrit et réactualisé ; c’est une tradition en mouvement. Aujourd’hui par exemple, cet héritage est réactualisé : en regardant des documentaires tournés par le CRIT[6], on a été surpris de voir que Lame était présenté presque comme un chamane : l’héritage catholique est effacé alors que le texte peut être considéré comme une relecture indienne de la scolastique médiévale catholique.

  • Et la forêt, dans tout cela ?!

PC : Il n’y a pas de fétichisme de la forêt (selva) chez Lamé, elle se confond souvent avec la montagne et les terres incultes (monte). Mais il faut saisir ces signifiants spatiaux non pas tant à travers ce qu’ils dénotent qu’à l’intérieur d’un système de représentation : la forêt est l’un des éléments de ce grand partage topographique hiérarchisé sur lequel s’est bâti l’imaginaire spatial de la colombianité. Dans ce système de représentation, les hautes terres de la Cordillère et les forêts sont les espaces de la barbarie et les vallées, les espaces de la civilisation. Lamé reprend cette topographie et la renverse : les forêts et les montagnes deviennent des « hétérotopies » où s’envisagent d’autres manières de vivre le temps et de l’espace. Si cette hétérotopie résulte de la géographie coloniale, Lamé en fait le lieu d’en écart cosmopolitique radical : ces arrière-mondes concrets – le mondes des forêts et des montagnes et ses entités visibles – communiquent en effet avec les hors-mondes, ceux des ancêtres et des dieux.

  • Pouvez-vous commenter la dernière phrase de l’ouvrage : « Voici, messieurs, la pensée du chevalier à la triste figure ! » ?

CM : C’est une référence au [livre Don] Quichotte, qu’il a dû croiser dans ses visites des bibliothèques.

PC : Pour moi, il y a une forme d’amertume dans cette conclusion : on est en 1939, Lamé est isolé, il a perdu une bonne partie de ses compagnons de route[7] et le projet de libération panindien est un champ de ruines. Cette conclusion donne une dimension apologétique aussi bien que martyrologique au texte.

CM : Oui, cela va avec la relecture panindienne de la Bible, les parallèles christiques et une construction mythologique de lui-même. Lamé en tant que chevalier des opprimés inscrit son livre dans un sorte de satire sociale.


[1] Cristina Moreno

[2] Ce mouvement de protestation et de grève est considéré comme le plus important de l’histoire de la Colombie républicaine par son ampleur et son impact.

[3] Précision de PC : Les mots « indigena » et « indio » mots sont en train de changer de nomenclature avec l’avènement de la République : « indigena » est une sorte de « politiquement correct » du 19ème siècle pour des membres de communautés qui sont censés devenir des citoyens à part entière.

[4] Publié en 1928

[5] La Minga est une pratique culturelle et ancestrale, qui consiste en un travail collectif au profit des communautés, dans le cadre de leur droit propre (définition de l’ONIC).

[6] Consejo Regional Indigena de Tolima,

[7] Lamé a un tournant conservateur catholique à la fin des années 30 alors que certains de ses collaborateurs vont rejoindre le parti communiste.