
Cette gifle qui claque au début du livre, c’est celle que reçoit la narratrice de son conjoint. Sa violence paraissait pourtant insoupçonnable. Pour la jeune avocate de São Paulo, cet événement est le déclencheur d’un départ vers l’Acre, dans l’Ouest du pays, où elle est envoyée par son cabinet pour rendre compte des féminicides dans l’État. Elle va notamment y suivre une enquête sur le sordide assassinat d’une jeune indigène.
Dans cette région recouverte en grande partie par la forêt amazonienne, elle va également trouver un lieu de régénération et de quête intérieure, mais aussi une nouvelle famille de cœur. Elle va entrer en contact avec des femmes puissantes comme Carla, une consœur avocate, et Tsupira, une des chamanes du peuple Chaska. Initiée aux vertus de l’ayahuasca, la protagoniste entre en communion, en vision et en rêve avec des Amazones qui connaissent leur valeur, se font vengeance elles-mêmes et vivant en autarcie guidées par la sororité.
Cette gifle c’est aussi celle que reçoit le lecteur lorsque Patrícia Melo en fait un acte symbolique et fondateur en le replaçant dans le contexte alarmant des violences faites aux femmes au Brésil. En 2022, une femme y est tuée toutes les six heures. Pour dénoncer la tragédie vécue par ces femmes considérées comme des objets, ces femmes « empilées », Patrícia Melo propose une approche multidimensionnelle et phénoménologique du féminicide. Elle superpose trois plans narratifs clairement identifiés par une typographie particulière : les chapitres concernant l’histoire personnelle de la narratrice et les mécanismes d’emprise ; des récits laconiques et cliniques de féminicides dont on apprendra qu’il s’agit d’une liste dressée par la narratrice au cours des procès ; le récit, enfin, de ses visions illuminées où dominent la synesthésie, la description poétique et sensorielle de la forêt aux côtés de ses sœurs vengeresses, les Amazones. L’autrice varie ainsi les points de vue – personnel, juridique, journalistique et mystique – mais aussi les styles – polar, chronique, rêve éveillé, chœur de tragédie – pour permettre d’entrevoir ces phénomènes de violence dans toute leur complexité.
Ce roman engagé dénonce aussi en sous-texte la culture patriarcale au Brésil. Encouragée par la présidence de Jair Bolsonaro, marquée par un recul des droits des femmes et des populations indigènes, celle-ci se porte malheureusement toujours aussi bien.

Celles qu’on tue de Patrícia Melo
Traduit du portugais (Brésil) par Élodie Dupau
Buchet-Chastel, 2023, 300 p. [Mulheres empilhadas, LeYa, 2019]