
Le Mexicain Vicente Alfonso a inscrit un nouveau roman notable dans la narration mexicaine d’aujourd’hui. La sangre desconocida (Le sang inconnu[1]) reprend et surpasse même les enjeux de ses précédents titres acclamés. Hypnotique et rythmé, polyphonique et géographiquement diversifié, le roman déploie un arsenal de moyens aussi ingénieux qu’efficaces.
Au sein de ses pages, une série de personnages luttent pour maintenir leur vie amoureuse et leurs idéaux à flot. Nous suivons trois couples : Fabián et Fernanda vivent à Guerrero, à une époque proche de la nôtre ; Rosario et Ayala se situent à Culiacán (Sinaloa) dans les années 1970 ; quant à Harriet et Howells, ils sont établis à Kamel City (NJ) au début de la même décennie.
À cette ouverture spatiale et temporelle s’ajoute un autre critère, car si Fernanda et Fabián habitent le Mexique réel, Harriet et Howells sont l’œuvre de la plume de Fabián, romancier en herbe et l’un des nombreux narrateurs de La sangre desconocida. Rosario et Ayala, pour leur part, ont à la fois un pied dans le monde « réel » de Fabián et Fernanda et un autre dans le monde fictif de Hariet et Howells.
Au cœur de l’attirance entre ces couples se trouve le rugissant moteur de l’indignation et de l’anticonformisme. Ainsi, Howells complote pour enlever Harriet et extorquer à son père millionnaire des ressources pour la lutte raciale aux États-Unis ; Ayala accepte de coopérer à l’évasion d’un prisonnier compromis et rustre, propriétaire du cœur d’un Rosario insubordonné ; Fernanda abandonne tout à la recherche d’une maternité à tout prix tandis que Fabián s’enfuit en écrivant une histoire qui lui échappe. Leurs destins se croisent subtilement, complétant les rhizomes qui relient la réalité à la fiction du roman. Telle une araignée sémantique, ces contacts entre récits tissent, par proximité thématique ou chronologique, la toile de sens qui viendra peu à peu éclairer le lecteur curieux.
Dès le titre, le sang est omniprésent, que ce soit dans le sacrifice de l’engagement politique, dans la souffrance des victimes de la violence étatique – celle du Mexicain Lucio Cabañas à Guerrero -, ou dans le pouvoir arrogant et excessif de l’argent. Mais le sang est aussi le lien qui nous retient à l’intérieur et, en même temps, nous unit aux nôtres : l’héritage comme promesse et comme menace.
Il s’agit d’une architecture audacieuse et prudemment complexe. Les scènes, séduisantes et savamment imbriquées, empruntent au roman policier leurs formes et leurs gestes, mais pas leurs fins. Le récit se justifie dans son déroulement même. La résolution de l’intrigue n’est autre que l’histoire elle-même. Vicente Alfonso fait passer la beauté de la question avant le désir de réponse.
La sangre desconocida est un roman profond et mémorable. Guidé par une main experte, il navigue à la périphérie pour poser des questions sur ce qu’il y a de plus profond : l’amour d’un couple, le sens de la justice et la valeur de l’individu.
Traduction L’autre Amérique

La sangre desconocida de Vicente Alfonso
[Inédit en français]
Alfaguara-UAS, 2022
[1] Traduction du titre proposée.