
Les romans noirs, par définition, se concentrent sur les problèmes sociaux véhiculés par le crime. Il existe fondamentalement deux sortes de romans noirs : ceux qui contiennent une enquête et ceux qui n’en ont pas.
Parmi les premiers, Paula Ilabaca a publié La regla de los nueve (2015), Camino Cerrado (2021) et La mujer del río (2024). Ce dernier met en scène Mercedes Torrealba, qui enquête, dans un Santiago sombre de 1984, sur la vérité cachée dans le cadavre d’une femme démembrée. Dans La Sangre tira de Claudia Readi (2020), Romina Osorio mène une investigation visant à régler des dettes du passé. Les deux auteurs placent leurs protagonistes dans la police d’investigation chilienne. Il s’agit d’un acte de confiance dans les institutions, confiance perdue pendant la dictature qui a dévasté le pays. En réalité, la prolifération des enquêteurs privés dans les récits noirs a mis en évidence cette distance par rapport aux institutions de l’État. Il y a cependant, chez les auteurs, une critique assez profonde de la police, qui se manifeste à travers la persécution, typique d’une institution machiste et patriarcale, vécue par les détectives Amparo Leiva et Mercedes Torrealba ─par l’auteure Paula Ilabaca─ et Romina Osorio ─par l’auteure Claudia Readi. La carrière des détectives est écourtée et mise à l’épreuve par des supercheries et des injustices qui les touchent directement.
Valeria Vargas présente à son tour Laura Naranjo, une femme qui gagne sa vie en faisant des recherches historiques ou en transcrivant des archives. Dans ses deux aventures, El misterio Kinzel (2018) et Profanaciones (2024), la détective rencontre des enquêtes qui bousculent son existence et l’obligent à changer le cours d’une vie jusque-là sans surprises. D’autre part, La muerte no tiene traducción (2022) d’Alicia Mercado, a pour héroïne Ágata qui affronte ses souvenirs. Dans les cas d’Ágata et de Laura Naranjo, leurs enquêtes respectives mettent à jour des épisodes douloureux des années sombres de la dictature chilienne.
S’éloignant de Santiago du Chili, Carla Retamal, dans Diablas (2024), présente Elena, une avocate récemment diplômée qui s’installe à Alto Hospicio, l’une des zones les plus violentes du nord du Chili. Là, elle doit enquêter sur des cas de violence domestique, de violence sexuelle, de trafic de drogue et d’homicides. De son côté, Maivo Suárez dans A esta misma hora (2024) raconte l’enquête d’Ana, une étudiante universitaire qui part de Santiago du Chili pour se rendre dans une ville proche de Mendoza, en Argentine. Elle entend y pleurer la mort de sa sœur et en apprendre davantage sur sa vie mystérieuse. Mais elle se heurte à une réalité claustrophobe, faite de corruption et de pédophilie. Dans Proyecto D and D (2021) de Cecilia Aravena, Cony enquête sur la mort de son petit ami à Berlin et apprend l’origine du Covid.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, les injustices quotidiennes, l’oubli et l’incompétence des institutions n’ont pas besoin d’une enquête pour déborder sur un récit ; ils peuvent être révélés à travers les histoires de la victime ou de l’auteur. C’est le cas de la micro-nouvelle carcérale de Gabriela Aguilera Saint Michel (2012) et de El clan del Guanaco (2022). Sonia González, quant à elle, écrit à partir du crime et articule, à travers le cadavre, l’histoire oubliée de la victime, avec ses nouvelles Matar al marido es la consigna (1994) et La preciosa vida que soñamos (2007). Pour sa part, Verónica Silva, avec A veces lejos del rumor del mar (2019), fictionne l’histoire vraie des psychopathes de Viña del Mar.
Enfin, Ramón Díaz Eterovic, le grand auteur chilien de la saga policière Heredia, a publié un livre de treize récits d’auteures chiliennes : Crímenes con M de mujer (Crimes avec M de femme) (2023). Une compilation d’histoires hétérogènes qui affrontent l’oubli, érigent des souvenirs et fixent des sentiments.
Ainsi, les histoires noires, avec ou sans enquête, forment, de façon dramatique, humoristique ou ironique, des fictions qui stigmatisent une société blessante, patriarcale et violente.
Traduction L’autre Amérique