
En 1975, sous la dictature civilo-militaire brésilienne, Rubem Fonseca publia la nouvelle Feliz ano novo (« Bonne année »), titre également donné au recueil au sein duquel ce texte apparaît. Elle raconte l’histoire d’un groupe de délinquants qui s’introduisent dans une fête de réveillon pour voler et agresser les convives. Dès les premières lignes, la motivation du protagoniste, leader du groupe, est exposée : « J’ai vu à la télé que les boutiques de luxe vendaient comme jamais des vêtements chers pour que les dames soient bien habillées le soir du réveillon. J’ai aussi vu que les magasins d’articles fins de nourriture et de boissons avaient écoulé tout leur stock ». Par le biais de la télévision, le personnage marginalisé prend conscience de l’injustice sociale qui l’entoure, cette prise de conscience se transformant peu à peu en une violence désespérée.
Avec son style sec et désabusé, Fonseca se place au centre d’une lignée de la littérature urbaine brésilienne qui, bien que souvent composée d’auteurs issus de la classe moyenne ou supérieure, comme Patrícia Melo et Marçal Aquino, s’intéresse aux marges de la société et à la criminalité. Cette littérature s’inspire fréquemment du roman noir anglophone, avec des intrigues où la violence urbaine exprime le désespoir né des profondes inégalités sociales brésiliennes.
Dans Supermarché de José Falero, les personnages se révoltent eux aussi contre les inégalités et évoluent dans un contexte de violence ; mais ici, nous sommes loin du pessimisme et du réalisme féroce de Feliz ano novo. Pedro, un habitant de la périphérie de Porto Alegre, au sud du Brésil, est rayonniste dans un supermarché. Inspiré par ses lectures de Karl Marx, il persuade son collègue Marques de l’injustice des rapports sociaux et lui explique comment le patron s’approprie le fruit de leur travail : « l’idéal, mon pote, ce serait que tu sois propriétaire de tout ce que tu produis de tes mains ». Cette prise de conscience les amène à lancer leur propre affaire, en vendant du cannabis. À la fin, malgré le succès initial de leur entreprise, des rivalités avec d’autres trafiquants dégénèrent en violences qui laissent plusieurs morts, et Pedro finit en prison. De là, il écrit un roman : celui que nous avons entre les mains. Cette technique narrative, où le narrateur ne se révèle qu’à la fin, justifie les variations de registre du récit, tantôt empreint d’une oralité marquée par des tournures familières, tantôt plus proche de la langue standard.
Cette écriture à la fois littéraire et enracinée dans le territoire périphérique – Falero vient de la banlieue de Porto Alegre – renvoie à d’autres romans récents qui ne parlent plus de la marge, mais depuis la marge, abordant ainsi la criminalité dans les périphéries brésiliennes. Parmi ceux-ci figurent Cidade de Deus de Paulo Lins, publié en 1997, et Capão Pecado de Ferréz, sorti en 2000. Ce qui rend Supermarché intéressant, ce n’est pas l’intrigue de fiction criminelle, mais plutôt – malgré le didactisme qui en résulte – le choix d’un faux narrateur omniscient qui, à la fin, se révèle être le protagoniste. Le roman apparaît comme le produit de la prise de conscience de son personnage, qui choisit de s’investir dans la société, non plus à travers l’entreprise individualiste du trafic, mais par la littérature. Ainsi, l’écriture elle-même devient un acte d’espoir et une réponse à la violence mise en scène par la narration.
Traduction L’autre Amérique

Supermarché de José Falero
Traduit du portugais (Brésil) par Hubert Tézenas
Métailié, 2024, 336 p. [Os supridores, Todavia, 2020]