L’écriture est une politique : sur la « Pentagonie » de Reinaldo Arenas par Valérie Gérard et Bastien Gallet

La Pentagonie de Reinaldo Arenas est une épopée de l’écriture. Les cinq livres de ce cycle consacré à l’Île (Cuba, des années 1950 au futur imaginaire de la dictature castriste) énoncent, selon un dispositif à chaque fois singulier, comment le livre s’écrit, quels obstacles toujours nouveaux doit surmonter celui qui écrit et ne peut faire autrement qu’écrire, quelle position dans la société (celle de Batista et plus tard celle de Castro) cette pulsion d’écriture l’oblige à occuper. L’écriture est empêchée et cet empêchement l’aiguise et l’amplifie. L’écriture est empêchée car, au sens où Arenas l’entend et la pratique, elle ne peut être que contraire aux valeurs du groupe (familial ou social) dans lequel elle s’exerce : écrire est une activité subversive. Subversive non pas par son contenu, mais en tant que pratique : parce qu’elle rompt symboliquement les liens qui attachent l’écrivain à une terre, une famille, un pays, une langue, etc., pour en inventer d’autres, pour créer un autre monde à la place du monde où il est interdit d’écrire – mais pas un monde intérieur et seulement imaginaire d’où la souffrance et la terreur auraient été expulsées. Le monde de l’écriture n’est pas moins dur que l’autre, il est cependant beaucoup plus libre, débordant, contrasté. À la différence de la plupart des îles que la littérature a décrites, l’Île dont Arenas conte l’histoire n’est pas une utopie. L’Île est bel et bien Cuba, mais une Cuba amplifiée, retournée, polyphonique et carnavalesque. Un autre monde qui est cette île intensifiée, pire et meilleure à la fois. Et c’est dans ce monde que l’écrivain vit et écrit, est persécuté, écrit malgré tout jusqu’à ce qu’écrire ne soit plus possible – dans L’Assaut, le dernier roman du cycle, qui décrit l’Île après la victoire du totalitarisme, le seul et dernier acte de résistance possible est le chuchotement (« el susurro »), et sa puissance subversive est considérable. À l’exception de ce livre dont le personnage principal est un narrateur anonyme qui, dans sa quête obsessionnelle et effrénée de sa mère, gravit un à un tous les échelons du régime dictatorial, chacun des romans de la Pentagonie met en scène un personnage écrivain, poète et rebelle, dont la vie est consacrée à l’écriture de l’œuvre dans laquelle il s’incarne. L’écriture et la transmission des mots sont le fait des rebelles, des marginaux, des fous. Chaque roman invente une forme pour raconter l’écriture dont il est le résultat – victoire politique déjà dans la mesure où les conditions interdisaient son existence. Au sein de chaque dispositif narratif se nouent une capacité poétique et une position politique, et ces dispositifs évoluent avec la conjoncture politique à Cuba, en fonction de la place politique que le poète peut s’imaginer. Mais toujours, la résistance à l’agression sociale et politique contre les mots se traduit par la manière dont les capacités de parole et d’écriture sont justifiées et distribuées aux personnages, par la manière dont ceux-ci les assument avec plus ou moins d’ambivalence au fur et à mesure des cinq romans.

Celestino avant l’aube

Dans Celestino avant l’aube, le roman de l’enfance, solitaire et apolitique, qui ouvre la Pentagonie[1],  le récit est endossé par un narrateur qui ne sort pas de son intériorité, qui se raconte des histoires et se crée un monde à sa fantaisie. Le roman est peuplé des personnages qu’il fantasme, qui apparaissent la nuit, dans le brouillard, parmi lesquels son double, un cousin imaginaire : Celestino, l’écrivain. Le narrateur délègue l’écriture à un personnage créé et admiré, un autre lui-même qui saurait lire et écrire alors que lui-même ne sait pas, tout en ayant l’intuition du pouvoir et de la magie de l’écriture. « Je lui demande s’il veut que je l’aide. Il me dit toujours que oui, mais, comme vous le savez, moi, je ne sais pas écrire et je n’ai rien à dire… Alors je deviens très triste. » (126) L’écriture est ainsi représentée comme une activité étrangère et destructrice ; elle est représentée à travers la fascination qu’elle exerce sur le narrateur avant même qu’il sache la mettre en œuvre, avant même qu’elle ait pu lui transmettre quoi que ce soit. « Ce qu’il a pu gribouiller sur les troncs. Si je savais lire, je saurais ce qu’il a mis sur tous les arbres. Ça doit être quelque chose de très important. » (41) Celestino est donc une sorte de mythe de la fascination pour l’écriture comme telle, activité pure, inscription matérielle de signes, indépendamment du sens. Même cabalistique, elle marque et transforme le monde, bouleverse la famille et le voisinage, et absorbe toute la vie d’un personnage ; elle apparaît comme vitale et mortelle, déclenchant l’opprobre et la persécution. Dans le roman, Celestino est en effet victime du rejet de la famille.

Et le narrateur, qui passe son temps à s’inventer des histoires, qui imagine une mère aimante lui racontant des histoires, est le seul à soutenir l’écrivain qui suscite la haine et la honte, déchiré par l’effet produit sur ses proches. Dilemme de l’écrivain qui constitue une des trames de la Pentagonie, jusqu’à La Couleur de l’été : il faut choisir entre l’écriture et la mère ou la société. Assumer l’écriture et assumer l’homosexualité impliquent une même marginalité sociale, une même vie scindée et irréconciliable, déchirement incarné par les doubles du personnage principal (il est lui, et Celestino, et le génie, et le chœur des cousins dans Celestino, il est toute sa famille dans Le Palais des très blanches mouffettes, il est l’écrivain et sa femme dans Encore une fois la mer, il est Reinaldo, Gabriel et la Lugubre Mouffette mais aussi la peintre Clara Mortera dans La Couleur de l’été – dans L’Assaut le narrateur est seul, sa mère et double est désormais son pire ennemi). L’écrivain renverse l’ordre, d’abord l’ordre utilitariste du travail prôné par le grand-père ; il est donc fou – « il fait des gribouillages sur les troncs. – il est fou à lier ! – quelle honte ! » (22) – et doit être éliminé. Le grand-père abat les arbres et tue Celestino à plusieurs reprises dans le roman. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’arbres et que Cuba soit ravagée. 

Le désir d’écrire éveillé par l’activité de Celestino et les réactions qu’elle suscite est autant aspiration poétique que révolte politique. L’écriture doit ouvrir sur la beauté, et l’écriture est nécessaire pour dénoncer les brutes, au moins pour inscrire dans le monde leur oppression et leurs destructions. L’écriture recueille la beauté sans cesse perdue, sous le simple effet du temps ou détruite par les hommes ; elle garde la trace des existences anéanties en témoignant et en dénonçant leur anéantissement, résistant ainsi à la production de silence et d’inexistence inhérente à la terreur mais aussi au passage du temps.

L’écriture, dans sa matérialité, est aussi la seule extériorisation et la seule confrontation avec le monde permises à celui qui, vivant dans une solitude radicale, risque la folie. Tout est fait dans Celestino pour qu’on ne sache pas faire la part de ce que l’enfant perçoit et de ce qu’il fantasme, lui-même ne sait plus quelle image de sa mère est la vraie, ni s’il est ou non Celestino. Son imagination se déploie sans faire l’épreuve du réel, disposition schizophrénique due à l’enfermement dans l’intériorité qui empêche finalement de distinguer l’intérieur et l’extérieur. Seule l’écriture met des limites et brise le solipsisme, donne de la consistance au monde intérieur qui a alors des effets dans le monde extérieur : les personnages échappent à leurs auteurs, et il ne reste plus aucun arbre debout. Les histoires écrites ont ainsi plus de réalité mondaine que les mains désœuvrées de l’enfant hors du monde qui ne fait qu’imaginer. L’écriture dépasse et déborde l’écrivain – et c’est l’écrivain (le génie, Celestino) qui indique au narrateur les limites de sa perspective intérieure : l’imagination improductive l’empêche d’accéder à ce que sont les choses indépendamment de lui, à ce qu’il est pour les autres. Il reste donc hors du monde et hors de l’histoire, condamné à une solitude atemporelle et apolitique, où la rébellion ne peut être que fantasmée et inefficace. L’imagination seule est trop indéterminée pour déterminer une révolte, qui ne peut pas même être conçue jusqu’au bout sans assise matérielle et sans interaction. C’est pourquoi le tyrannicide imaginé du grand-père, qui est en effet la première incarnation dans la Pentagonie du pouvoir despotique et répressif, est avorté. Le repli sur soi insensibilise et dépolitise « J’ai demandé à Celestino pourquoi il ne se rebelle pas contre la famille. […] Il m’a répondu qu’il ne sent rien et qu’il ne se rebellera pas. » (229) C’est le message du génie au futur poète : il n’aura d’accès à soi et au monde qu’à condition de n’être plus seulement le produit de sa propre imagination, mais de concevoir son inscription dans le monde et dans des relations. Il sera réel s’il sort de ses fantasmes autarciques, et alors son imagination et sa folie pourront avoir une expression poétique et une efficacité politique. L’inscription matérielle de l’imaginaire et la prise en compte des interactions qui déterminent les histoires et les affects des gens seront le socle des capacités poétiques et politiques, c’est ce qu’exprimera Le Palais des très blanches moufettes, second volet de la Pentagonie. Par la rébellion politique active et par la poésie écrite, une existence peut se constituer comme réelle par-delà toutes les forces qui la nient : il s’agit d’exister malgré l’oppression, de faire quelque chose et d’influer sur le cours du monde, et de laisser des traces de son existence. Celestino pose les bases de la consolidation de l’existence du poète et de ses créations. Dans un monde où les supports matériels sont sans cesse dérobés au poète, la première chose à faire pour rendre possible l’existence de son art, c’est d’en créer ou reconstituer les conditions matérielles. 

— Il ne reste presque aucun arbre debout. Que va-t-on faire maintenant ? Le soleil nous grille et toi tu ne peux plus continuer à écrire ta poésie. 

— Ne te fais pas de souci, j’en ai semé des tas et dans un bout de temps ils seront grands comme ça (105).

Une vision politique est indispensable au poète : vision des interactions et des conditions matérielles de production et de transmission des pensées, des affects, des paroles. La politique est d’abord une condition de la poésie, que le poète ne saurait ignorer sans s’enfermer dans un monde éternel, déconnecté du réel et voué à l’impuissance.

Le Palais des très blanches mouffettes

Un seuil est franchi avec le deuxième roman du cycle : Le Palais des très blanches mouffettes est le roman de l’extériorité, de l’accès à l’écriture et à l’action politique. Les personnages tentent de briser leurs enfermements, même s’ils échouent. Le héros, Fortunato, sort de sa famille étouffante (« qu’y a-t-il à attendre d’une famille d’insulaires ? ») pour prendre le maquis, sa tante Adolfina tente de briser sa solitude sexuelle et parcourt la ville pour trouver un homme, la mère est partie en Amérique. Et ceux qui restent deviennent fous. 

La narration n’est plus endossée par une seule conscience, mais par tou·te·s les personnages, qui fournissent chacun·e leur version d’une scène ou d’une histoire. Ainsi est assumée l’injonction de Celestino au futur poète : prendre en compte ce qui nous voit et qu’on ne voit pas, le point de vue extérieur sur soi. Mais le roman n’est pas constitué seulement de l’entrelacement des voix. Il y a une instance narratrice : tous les personnages sont décrits par le poète du Palais, Fortunato, capable d’endosser tous les points de vue, y compris les points de vue extérieurs sur lui-même, parce qu’il est hors de soi et vit toutes les vies. Doté d’une sensibilité exacerbée, il n’est pas cantonné dans son point de vue sur sa propre histoire, mais a accès à celui de tous les autres. Et cette sensibilité centrifuge et démultipliée, cette délocalisation dans des perspectives multiples fonde sa capacité poétique et sa détermination politique. Ressentant les horreurs de toutes les vies, il peut être leur voix ; éprouvant dans sa chair la misère de tout un peuple, il doit prendre les armes pour renverser la dictature. 

Fortunato vit hors de soi et se fait d’un même élan la voix de ceux et de celles que l’oppression a réduit·e·s au silence, et l’un des bras qui doit contribuer à renverser l’oppression. L’engagement politique et l’activité poétique ne font qu’un et découlent d’une même fibre affective. L’écrivain s’identifie à l’île et peut en faire le récit mythique et élégiaque, en même temps qu’il permet aux voix des créatures plaignantes de s’exprimer. Il ne fantasme plus sa famille, il en éprouve l’histoire ; ainsi, le grand-père toujours autoritaire et arbitraire n’est plus seulement un tyran mais aussi une victime et un malheureux, un exilé, en qui est inscrite l’histoire de Cuba : la traite des esclaves, l’asservissement par les grands propriétaires terriens – histoire de catastrophes sociales et politiques dans une île magnifique rendue invivable par les hommes. Les membres de la famille de Fortunato ne sont plus le produit de son imagination comme dans Celestino, ils ne sont pas en lui, c’est lui qui est hors de lui, en eux. 

Fortunato ressent d’autant plus la nécessité de cet abandon au monde qu’il lui reste quelque chose de l’enfant de Celestino, une tendance à fuir le monde dans un imaginaire où il s’entoure de « présences invisibles […], pour lui les seuls êtres […] à donner un sens à sa vie » (129). Mais il a conscience qu’à vivre uniquement dans son monde intérieur, il ne lui arrivera rien, il ne vivra rien.

On ne peut pas tolérer une vie peuplée seulement de choses figurées, irréelles. La vie exige l’aventure, la variété. Le choc réciproque des corps, la course à travers des lieux verdoyants, différents, l’exploration d’autres enfers. Traverser la mer, toucher du doigt d’autres leurres, d’autres agoniques souffrances. Voilà le minimum de ce qui est nécessaire et indispensable pour donner ensuite un sens à toutes les inventions (139-140).

Il ne s’agit pas d’abandonner la poésie pour vivre. Mais la poésie et l’imagination se nourrissent de l’épreuve du réel. C’est pourquoi le poète doit vivre et ressentir hors de lui. C’est là que se nouent le politique et le poétique. Adopter une perspective politique sur le monde, c’est percevoir différents points de vue sur une situation humaine, se rapporter au réel comme à une situation commune et partagée, c’est comprendre qu’on ne peut éprouver le monde en sa réalité qu’en assumant d’autres perspectives que la sienne. Le politique n’est plus seulement la condition matérielle de l’écriture, mais la condition perceptive de la création politique – vision politique et vision poétiques sont inséparables. De fait, la prise de conscience de la nécessité de vivre une vie extérieure est pour Fortunato à l’origine de l’écriture et du départ dans le maquis.

C’est alors qu’il vola au grand-père ses rames de papier et se mit à écrire, interminablement, semble-t-il ; […] Et c’est alors qu’il se mit à comprendre de l’intérieur toute sa famille, et à souffrir plus qu’eux tous de leurs propres tragédies… […] Et alors des drapeaux subversifs firent leur apparition dans le quartier. […] Et alors, ou peu de temps après, au son de l’orgue électrique, il décida de se joindre aux rebelles… (141-142)

Mais le poète ne survit pas au choc de la réalité extérieure. Les rebelles le rejettent parce qu’il n’a pas d’arme. Il pourra revenir s’il en vole une à un milicien. Il essaie, se fait arrêter, torturer, assassiner. Cette mort est la seule chose qui lui sera arrivée, la seule chose qui serait digne d’être racontée. 

Il se dit que pour la première fois, ce n’était plus une simple impression qu’il éprouvait, mais pour la première fois un événement vrai ; il était en train de lui arriver quelque chose, et qui valait même peut-être d’être raconté. Mais en fait, n’était-ce pas à mourir de rire ? à mourir de rire de se dire que cet événement, justement celui-ci qu’il ne pourrait raconter, était le plus mémorable, le plus réel, le seul purement et simplement vrai de toute une vie de fantasmes sans raison et de monotones mesquineries (142-143).

Tel est le second dilemme de l’écrivain : soit il reste hors du monde, et reste prisonnier d’un monde fantasmatique déconnecté de la réalité, de l’histoire, de la vie, s’ôtant ainsi toute force poétique et politique, soit il se confronte au monde et succombe. On ne peut survivre à la vie qu’à condition de ne pas la vivre et de n’avoir rien à en dire. Elle est faite d’horreurs, de pertes, dépossédant de tout, jusqu’à la capacité d’exprimer ces pertes. Mais les choses épouvantables qui gâchent la vie sont au moins quelque chose qui est ou qui a été, signes d’un lien au monde et à d’autres êtres humains avec lesquels a lieu une histoire commune. Se retirer du monde pour éviter les souffrances inévitables en toute vie et en toute relation, c’est se condamner à une désolation plus terrible que l’épouvante vécue, se condamner à imaginer, à inventer des souvenirs. C’est pourquoi le souvenir des choses les plus insupportables a ceci de précieux qu’il est le signe de ce qu’une vie fut réellement vécue. Ainsi la tante Celia de Fortunato qui s’accroche au souvenir qu’elle a eu une fille, qui est morte : 

Moi, j’ai une fille qui est morte. Ah, quel bonheur, j’ai une fille qui est morte. […] Moi, au moins, je peux dire en quoi consiste mon malheur. Je peux le montrer à tout le monde. Je peux en jouir (17).

Ces malheurs déterminés sont plus supportables que le vide d’une vie sans relation, sans événement, qui est le lot d’Adolfina, la tante qui n’a jamais connu d’homme et qui est comme si elle n’avait jamais vécu. Le sexe et la politique tournent inéluctablement à la catastrophe, mais ces catastrophes sont au moins quelque chose, qu’on peut raconter. Le plus dur est de donner de la voix au vide, à l’absence, au désert.

D’où l’importance d’un poète qui soit affecté par d’autres vies que la sienne, malheureuses et silencieuses ; qui soit capable de vivre et de faire vivre toutes les vies. Même depuis la mort. D’un poète qui soit l’« administrateur désigné des cris » (189). Cette « incompréhensible condition d’émissaire de la terreur, d’être qui se sait touché par un don fatal, une grâce, un quelque chose d’inéluctable, à la fois destructeur et constitutif, par quelque chose qui, tout simplement, justifiait son existence » (189), cette disposition d’une sensibilité qui « ne cadre pas avec les limites des malheurs quotidiens » fait du poète un monstre, un artiste, un dieu, un marginal, étranger, futur exilé et révolté. 

La révolution commence comme la poésie : par les mots qui se répandent et qui sont efficaces. Par des rumeurs, des bruits dispersés, des flots de on-dit. Des tracts. Puis des coups de feu. Jusqu’à la mort. Et dans l’écriture et dans l’engagement révolutionnaire il y a la même abnégation, le même renoncement à soi. 

Et c’est alors, pendant qu’on lui brûlait de nouveau le cou, qu’il comprit que ce n’était pas possible : pas possible que tout cela lui arrivât, à lui, […] c’est alors qu’il comprit qu’il avait depuis beau temps cessé d’être lui-même pour devenir tout le monde ; car il était comme le réceptacle de toutes les terreurs, le plus désigné pour les subir toutes. […] N’était-ce pas lui qui avait donné voix, symbole et sentiment tragique à ces créatures […]. Il était l’interprète dont l’œuvre atteignait à son plus haut sommet au moment de sa pire agonie, de sa disparition, de sa volatilisation, balayée par un feu furieux (458-459).

Vivre la vie des autres est déjà une mort ; assumer les horreurs et les combattre, c’est briser les frontières de son moi et se perdre. C’est un destin qui ne trouve sa réalisation que dans la mort pour la révolution, qui laisse l’éclat d’une vie vécue par et pour autrui, et qui se dissout de s’être déployée jusqu’à assumer toutes les horreurs. Mais une telle dissolution est la consécration d’une existence qui marque le monde pour avoir porté les voix, les cris et les révoltes d’un peuple. La vie de l’individu s’est confondue avec l’histoire et le monde. 

Encore une fois la mer

C’est avec cette empathie que le troisième roman du cycle, Encore une fois la mer, tire un trait radical. Roman de la désillusion politique, de la révolution perdue, et du repli sur soi, hors du monde et hors de la politique. L’écriture n’est plus qu’un refuge apolitique. Elle ne s’écrit même plus, et reste une ligne de fuite qui n’est même plus possible, parce que les mots échouent à dire autre chose que oui ou non, ils ne servent à rien si ce n’est à dissimuler des pensées. 

Le poète, Hector, sa femme et leur fils sont en vacances, à la mer. Iels ne se parlent presque pas, chacun·e enfermé·e dans son monologue. Le roman est composé de deux parties qui se répondent et suivent les mêmes journées : le monologue de la femme, puis les poèmes – les chants – d’Hector. Le désenchantement politique l’a voué au silence, d’autant plus nécessaire que la dissimulation (de l’écriture, de la dissidence, de l’homosexualité) s’impose. Après le vacarme du Palais, où toutes les voix, tous les cris s’entremêlaient, il n’y a plus, dans Encore une fois la mer, qu’un discours intérieur, étouffé, qui ne doit pas transparaître. La vie semble suspendue. L’heure n’est plus à la dispersion, mais à la protection d’un monde intérieur et privé. La communication des pensées est entrevue comme une perspective dangereuse : « Quelquefois, je peux penser ce qu’il pense, mais cela me terrifie. On ne sait jamais jusqu’où cela vous mène. Ou bien on le sait, ce qui est pire. » (14) Elle ne se fait que dans la plus grande distance : « Il suppose qu’il suppose qu’il suppose ce qu’elle est en train de supposer sur lui. Alors il le suppose. » (359) Les mots au mieux empêchent de penser. Ils permettent de se fuir, de se mentir, comme ont menti les mots de la propagande révolutionnaire ou ceux des promesses conjugales. Ils ont tant trahi que la femme a décidé de s’en passer et demeure dans son univers fantasmatique, qui ne peut être dit sans être perdu. 

L’opacité construite comme défense politique est incarnée dans le dispositif d’énonciation, qui donne la parole, pour décrire la suite de la vie du poète, à la femme qui est à ses côtés mais extérieure, exclue de sa vie et de toute confidence, et qui le regarde d’ailleurs, désemparée et sans rien comprendre. Il faut être illisible pour se soustraire à la surveillance policière. C’est aussi la raison du mariage : donner le change. Un mariage qui est donc un mensonge, une étouffante mesure de sécurité, qu’Hector fuit dans les livres, seuls espaces de liberté, seules échappées – avec la relation homosexuelle, qui risque toujours d’être une provocation suivie d’une délation et de la prison. 

Les relations sont anéanties, faites de méfiance et de dissimulation, les êtres humains trahissent, les mots ont trahi ; en conséquence, c’est la capacité de résistance qui a été atteinte et qui ne trouve plus à s’exercer, ni dans la lutte politique, ni dans l’écriture. Si ni les mots ni les êtres humains ne sont fiables, il n’y a plus d’organisation ni d’expression politiques possibles. Les gens désolés et silencieux sont réduits à la passivité. 

En fin de compte, les choses insupportables s’accumulent tant que l’on a même assez d’en parler. […] Nous avons tant ressassé les mêmes histoires. Nous avons tant critiqué – tout bas – les mêmes choses, que je ne sais plus quand c’est lui qui parle ou quand c’est moi, que je ne sais plus si c’est moi qui pense ou qui parle, ou si c’est lui qui pense ou qui parle, et moi simplement qui écoute ou interprète. Si bien que les mots irrités, vindicatifs, critiques ou désespérés sortent comme par génération spontanée ; automatiquement, ils dansent sur toutes les lèvres et à force d’être répétés, ils riment les uns avec les autres au point de perdre leur signification, leur efficacité.  […]  Voilà où nous en sommes, nous en avons perdu l’envie de protester, de récriminer (123).

Quel est alors le destin du poète traqué ? Écrire encore, mais l’écriture est maintenant dissimulée, destinée à n’avoir pas de lecteur, pas de public, à ne pas marquer le monde. Tel est le nouveau dilemme : « Tu sais ce que tu es. Si tu le dissimules tu cesses d’exister, si tu le montres, on t’anéantit. » (419) Parvenir à imprimer ses pensées doit conduire à la potence, alors seule demeure l’écriture solitaire, dissimulée, sans fonction politique. À tel point qu’elle n’exprime plus ni la révolte ni une authenticité dissimulée : pour le poète lucide, elle n’est plus que le refuge de la lâcheté et de l’hypocrisie. 

La littérature est la conséquence d’une légendaire hypocrisie. Si l’homme avait l’audace de dire la vérité à l’instant où il la sent, en face de celui qui la lui inspire ou la suscite en lui […] ; s’il avait l’audace de dire ce qu’il est, ce qu’il ressent, ce qu’il hait, ce qu’il désire, sans avoir à se protéger à l’abri d’un rébus de mots gardés pour plus tard ; s’il avait la bravoure d’exprimer ses malheurs comme il exprime son besoin de boire un soda, il n’aurait pas eu à se réfugier, à s’abriter, à se justifier, derrière la confession secrète, déchirante et fausse qu’est toujours un livre. […] L’homme véritable (celui qui éprouve encore des repentirs) se voit obligé de barbouiller des milliers de pages afin de témoigner qu’il ne fut pas une ombre de plus qui asphyxia par des soupirs, des bavardages ou des sensations élémentaires son ancienne inquiétude et sa sensibilité. […] Toute œuvre d’art est-elle alors la belle invention déchirante par laquelle un lâche tente de se justifier ? Toute œuvre d’art est-elle alors le paiement d’une dette ancienne envers la vérité, que l’homme n’ose pas assumer quotidiennement ? (257-258)

L’écriture est ce qui reste à celui qui n’a rien fait, qui a menti, elle est la contrepartie de l’hypocrisie. Mais renoncer à écrire, c’est renoncer à cette compensation de l’inaction, pour s’exiler dans une hypocrisie qui ne sera jamais surmontée ni réparée. Tel est l’ultime dilemme insoluble, qui s’impose au poète qui voit l’écriture dénuée de sens et pourtant nécessaire. « Quel poème as-tu sacrifié aujourd’hui ? » se dit-il avant de se suicider.  

La Couleur de l’été 

L’alternative à la position intenable d’Encore une fois la mer, à l’hypocrisie, au repli, à la solitude et au silence insoutenables est incarnée dans La Couleur de l’été : activité débordante, relations débridées, expressions démultipliées et tumultueuses de tous les excès. Ce quatrième roman propose le tableau grotesque d’une société souterraine rebelle, qui défie l’autorité en assumant les risques de l’écriture et du sexe subversifs. Face à la terreur et aux interdits, la vie obstinée s’affirme dans l’excès et dans l’exagération, de la vitalité comme de la douleur. La résistance reprend, imaginaire et délirante. Elle ne passe plus par la révolution, mais par l’exil, autre quête de changement idéal vouée à la déception, ou par des formes de vie alternatives sous-terraines. Mais l’exil pour être politique doit être collectif, fait d’un peuple et non d’un individu – d’un peuple attaché à son île et qui veut la soustraire au tyran. Alors les Cubains décident de fuir avec l’île, de la détacher de son socle et de partir à la dérive sur l’océan. Ils rongent donc le socle de l’île avec leurs dents. Le seul espoir qui reste est le plus abstrait qui soit : aller ailleurs – dans un ailleurs où « on trouvera sans doute la même merde, la même horreur plus ou moins masquée » (102). C’est ailleurs, c’est-à-dire nulle part, qu’il est possible de vivre, et de publier le roman qui s’écrit au cours de La Couleur de l’été – qui porte ce même titre – et dont l’écriture intègre le fait qu’il est impubliable – et pourtant, le personnage écrivain s’acharne à l’écrire encore et encore, à le réécrire après chaque destruction par la police. On peut dire que ce roman porte avant tout sur ce qu’a coûté et signifié son écriture, sur les avanies, les obstacles qu’il a fallu surmonter et sur la persévérance dont il est le résultat. La littérature est maintenant défi et obstination, elle permet de dépasser les horreurs subies en se moquant de tout, et d’affirmer une existence défiant les pouvoirs. 

Le roman se passe en 1999, pendant le carnaval. L’écriture ou la peinture de la vie des folles et des poètes de Cuba sont attribuées à l’écrivain (Gabriel, Reinaldo, la Lugubre Mouffette), qu’on voit dans tous les chapitres occupé à écrire son roman, et à la peintre Clara Mortera, double de l’écrivain-personnage, mais aussi de l’écrivain-auteur, qui compose un tableau qui parodie le Jardin des délices de Jérôme Bosch : 

Je peindrai la désolation de Reinaldo parce qu’il ne peut écrire le roman grâce auquel il ne s’est pas encore ôté la vie qu’il est sur le point de perdre. […] Et l’île tout entière sera peinte aussi […] ; et la plate-forme insulaire de l’île sera peinte aussi, plate-forme insulaire rongée par les dents de tous ceux qui veulent séparer l’île de sa base et s’échapper sur elle comme un canot gigantesque – vers un ailleurs (99-102).

Le tableau de Clara Mortera et le roman de Reinaldo, ou de son double hétéronyme, la Lugubre Mouffette, sont inséparables : 

Sur le maître-autel on érigea de grandes estrades pour y poser des peintures à l’huile uniques au monde dont La Couleur de l’été ou Nouveau jardin des délices, avec explosion et écroulement sonores dans la partie finale du triptyque. La Lugubre Mouffette ne prit pas ombrage que Clara ait utilisé le titre de son roman pour ce tableau. Il savait que Clara et lui ne faisaient qu’un, par conséquent leurs œuvres se complétaient (467).

La Couleur de l’été est « un roman rond », dit l’écrivain, parce qu’il n’écrit que sa propre écriture, intégrant sa préface, l’histoire de ses rédactions multiples – « À vrai dire, ce roman dont il ne se séparait presque jamais était une sorte de malédiction qui le poursuivait depuis plus de vingt ans. Il savait les risques qu’il encourait si la police découvrait une fois de plus son manuscrit. » (142) Le chapitre « Avant d’entreprendre un long voyage » retrace l’histoire fictive des réécritures du texte. 

L’écriture est le seul moment de fusion et de réconciliation des trois êtres scindés que sont Gabriel, le fils, le mari, l’être social, la Lugubre Mouffette, la folle à lier, et Reinaldo, l’écrivain maudit : le seul acte d’authenticité et de jouissance pure. Mais l’éclatement de l’écrivain en plusieurs personnages manifeste aussi que l’écriture est toujours affaire de désindividualisation et de relations. Seulement, si dans Le Palais des très blanches mouffettes, le poète vivait en lui toutes les vies passivement en quelque sorte, dans La Couleur de l’été, la sortie du soi individuel est active, offensive ; c’est l’isolement produit par la terreur qui est brisé par les changements d’identité, les écritures multiples, et une sexualité incessante et sans limite. La duplicité assumée permet de transgresser les genres (les « folles » sont tantôt au féminin, tantôt au masculin, dans la même phrase), les races, les identités sociales imposées, pour recomposer une société transgenre, transraces, insaisissable. Le poète ne porte plus seulement en lui la douleur de l’Île jusqu’à l’anéantissement, il déborde de vie, d’affects et d’identités, et recrée Cuba, en l’écrivant et en la vivant de manière exacerbée, dans les tons les plus contrastés et les plus mêlés, du plus férocement drôle au plus lyrique, du plus obscène au plus déchirant. 

Ce qui s’impose, c’est l’obstination avec laquelle une vie impose malgré tout ses allures et résiste à son anéantissement répété. Le poète a déjà été tué dans tous les romans précédents, il est incarcéré, torturé, persécuté. Rien n’y fait, il continue. Une fois effectué le deuil des espoirs révolutionnaires ou d’un retrait autarcique du monde qui rendraient la vie vivable, la seule posture lucide est l’affirmation et la réaffirmation sans cesse contrariée d’une rage de vivre et d’écrire, envers et contre tout. Mais la multiplication des identités, des sexualités, comme des tonalités affectives, fait de cette affirmation quelque chose d’équivoque – mais non moins sincère. L’écrivain est toujours lucide sur les limites de ses affects et de ses discours, toujours à distance, prêt à tourner en dérision ce qui lui arrive de plus tragique. D’où l’écriture fragmentaire, par scènes aux registres d’écriture et aux procédés disparates (théâtre, correspondance, élégie, tableau baroque, récit, etc.). L’affirmation de soi et la résistance sont donc segmentaires, chaque jouissance sexuelle, chaque mot ajouté au roman, chaque rencontre clandestine, chaque morceau du socle de l’île rongé participent d’une résistance vitale. Certes, l’épopée vire à la catastrophe, le poète parvient à s’enfuir de l’île au moment où elle se détache de son socle et vogue à la dérive, ses manuscrits sont dévorés par les requins, mais « à l’instant même où le requin le dévorait, la Lugubre Mouffette comprit non seulement qu’elle perdait la vie, mais qu’avant de la perdre elle devait recommencer l’histoire de son roman ». Une mort de plus n’affecte pas la victoire provisoire et précaire du poète (dont nous avons le roman), car elle n’affecte pas sa capacité de dérision ni sa ténacité. Ainsi décrit-il en effet sa Pentagonie :

Mes livres forment une seule et vaste unité, où les personnages meurent, ressuscitent, apparaissent, disparaissent, voyagent dans le temps, en se moquant de tout et en subissant tout, ainsi que nous l’avons fait nous-mêmes. À eux tous, ils pourraient intégrer un esprit sarcastique et désespéré, l’esprit de mon œuvre qui est peut-être celui de notre pays (423).

L’Assaut

L’Assaut, dernier livre de la Pentagonie, s’écrit d’un point de vue intenable et néanmoins tenu, celui de la mort de l’écriture. Devant la toute-puissance de l’État totalitaire, les stratégies de résistance que La Couleur de l’été décrit et met en œuvre sont inopérants. Dans une société d’où l’écriture – en tant que dispositif politique d’énonciation – a disparu (et devenue physiquement impossible : les mains humaines se sont transformées en « criffes »), l’écrivain n’est qu’un lointain souvenir. Il ne peut donc plus assumer le rôle qui était le sien dans les précédents livres du cycle. L’Assaut n’est, en ce sens, pas écrit. Son régime d’énonciation est le plus simple de la Pentagonie : il est dit au présent (et à la première personne) par un être qui occupe la position antagonique de celle qu’occupait le héros de La Couleur de l’été. Le narrateur n’est plus l’écrivain qui écrit malgré tout, il est l’oppresseur, celui dont le zèle à opprimer, et la faculté sans pareille à détecter les signes de l’homosexualité, lui permettent de gravir un à un tous les échelons du cursus honorum de l’État totalitaire. Une ascension qui obéit à la loi de la physique despotique : plus on réprime, plus on s’élève. Tout en haut, on trouve donc celui dont la capacité à réprimer est la plus grande, duquel inlassablement le narrateur se rapproche : le Réprimeurissime. L’Assaut tend vers ce point de croisement de lignes et de collision des corps où se renverseront les perspectives : la rencontre entre le narrateur et le despote. Arenas, par la voix du Grand Secrétaire qui s’adresse ici au narrateur, décrit l’État totalitaire comme « un équilibre d’un type nouveau, fondé précisément sur le déséquilibre, sur la perte du juste milieu » (134). « L’important, ajoute-t-il, c’est de tout miner, de liquider tout ce qui pourrait représenter un équilibre, un élément de comparaison, une stabilité, un souvenir, de liquider tout ce qui pourrait signifier un centre, une cohérence, un ordre et une échelle de valeurs. » Dit en une phrase : le totalitarisme repose sur l’arbitraire. À cette absence rigoureuse de centre, L’Assaut oppose d’abord deux puissances qui sont ce qui reste de l’écriture dans une société qui l’a abolie : ses signes et ses corps. Chaque chapitre porte le titre d’un chapitre d’un livre qui a joué un rôle important dans la vie de Reinaldo Arenas : de Rabelais, Lévi-Strauss, Reyes, Las Casas, Thomas Mann, Gomora, Proust, Nietzsche, Dante, Zweig, Arenas lui-même, etc. La littérature est réduite à ses grands noms mais leur seule présence dans ce récit d’où tout livre est absent a une force ironique, et politique, considérable. Et quand le dernier lieu de la littérature sont ses titres, le dernier refuge de la résistance est le chuchotement, le murmure. Sa puissance est immense : on perçoit le discours, on perçoit qu’il est articulé, qu’il est subversif, mais il demeure incompréhensible, trop bas pour être distinctement entendu. Dans la société décrite par L’Assaut, le chuchotement (« el susurro ») est, avec l’homosexualité, le plus grand crime, passible d’une mort infligée sans jugement et sans délai sur la seule foi du témoignage de l’agent réprimeur. Contre lui, furent créés un ministère, une police, tout un ordre du contre-chuchotement, aussi massif qu’impuissant ; car il y a toujours quelqu’un pour chuchoter. À l’arbitraire du totalitarisme s’opposent donc le souvenir des livres et le murmure des corps : les deux seules valeurs, les deux seuls repères d’un monde rigoureusement décentré. Ce ne sont pas eux néanmoins qui feront s’écrouler le système, mais une passion plus puissante que la toute-puissance de l’État : la haine du narrateur envers sa mère, son désir infatigable de la tuer, de la planter, de la zigouiller. C’est cette haine qui alimente son zèle réprimeur. Sa mère est derrière tous les hommes qu’il exécute, les femmes qu’il dénonce, les homosexuels qu’il désigne à la vindicte. C’est elle qu’il cherche dans tous les recoins de l’Île, à tous les étages du système. La mère est le mal et la source de tout mal. Et la mère, bien sûr, est le système lui-même. Parvenu tout en haut de l’édifice totalitaire, lors de la Grande Cérémonie des décorations, le narrateur rencontre le Réprimeurissime, qui n’est autre que sa mère. Et, avec la joyeuse ambivalence du désir, il la tue en « l’embrochant » avec son « phallus », et le peuple chuchotant abat en un moment ses oppresseurs. Il y avait au cœur du système un désir qui a détruit le système (l’inceste est celui de l’État s’embrochant lui-même, grotesquement). Ou bien, dit autrement, le désir est partout, du côté des oppresseurs et du côté des opprimés (comme il est partout dans l’écriture mais réduit au sarcasme, retenu jusqu’à la scène finale où l’ironie redevient ce qu’elle était dans La Couleur de l’été, le rire libérateur du grotesque), mais il est contraint, refoulé, stérile, dévié en pulsion de mort. En tuant sa mère, le narrateur libère le peuple des entraves qui pesaient sur son désir. La Pentagonie se termine par ces mots : 

Tandis que cette immense foule exaspérée va de l’avant, pourchasse et saccage au bruit de son chuchotement exaspéré, je range la masse morte de ma verge (enfin blême et épuisée) dans ma salopette. Las, je me fraie un chemin dans le tintamarre sans me faire remarquer de personne (eux, ils crient avec un tel enthousiasme : Enfin nous avons achevé l’assassin réprimeur, enfin la bête est tombée), pour arriver à l’extrémité de la ville. Je marche jusqu’au sable. Et je m’allonge. 

L’assaut est celui de l’écriture retrouvant ses droits quand le narrateur retrouve son sexe et la puissance ingénieuse et créative de son désir. La Pentagonie est aussi une épopée du désir : le désir empêché délire, il déforme, renverse, repeuple le monde. Car il s’agissait au moins autant d’écrire que de vivre, de rendre le monde vivable. N’oublions pas que les cinq livres de ce cycle furent écrits, c’est-à-dire éprouvés et vécus à Cuba (même si trois d’entre eux durent être repris aux États-Unis). Aucun de ceux que Reinaldo Arenas écrira en exil ne seront animés par cette force désirante, délirante et subversive. Au loin, tout, même l’Île folle, prendra la couleur grise de la nostalgie.

Valérie Gérard et Bastien Gallet

Celestino avant l’aube : écrit en 1964, primé en 1965 au Concours national du roman et corrigé avec l’aide de Virgilo Piñera, publié à Cuba en 1967 (jamais réédité), en français en 1973 sous le titre Le Puits. Une enfance cubaine.

Le Palais des très blanches mouffettes : écrit entre 1966 et 1969, sorti clandestinement de Cuba et publié en français en 1975.

Encore une fois la mer : écrit trois fois, car deux fois « disparu », entre 1966 et la fin des années 1970, sorti clandestinement de Cuba, revu et corrigé au début des années 1980 et publié en 1982.

La Couleur de l’été : commencé à Cuba, repris et terminé entre 1988 et 1990 à New York.

L’Assaut : écrit une première fois à Cuba (à partir de 1974), sorti clandestinement, « traduit en espagnol à partir d’une langue quasi inintelligible » avec l’aide de Roberto Valero et Maria Badias et ainsi « ressuscité » en 1988 à New York.

Les livres de Reinaldo Arenas sont cités d’après leur traduction française : les quatre premiers dans leur réédition par Mille et une nuits (respectivement en 2003, 2006, 2002 et 2008), L’Assaut dans l’édition Stock (2000). Traductions de Didier Coste (les deux premiers) et de Liliane Hasson (les trois suivants).

Ce texte a été publié une première fois dans l’ouvrage collectif Reinaldo Arenas en toutes lettres (Audrey Aubou, dir., éd. Orizons, Paris, 2011). 


[1] Ce n’est qu’après la publication de ce premier roman qu’est né le projet du développement ultérieur de la Pentagonie, qui s’est constituée de façon quasi organique à partir de la racine matricielle qu’est Celestino.