« Conversation à Bordeaux » de Fernando Fernández

Version en espagnol

Ce texte a été lu en espagnol par son auteur en mai 2016 à Saint-Émilion, lors du Festival Philosophia. La table ronde posait la question d’une philosophie qui ne serait pas exclusivement occidentale, mais reliée aux autres traditions.

© F. Fernández.
Photo: Héctor García DR

L’une des images les plus puissantes du Mexique moderne est la pyramide de Cholula. Plus grande encore que la célèbre pyramide du Soleil de Teotihuacán – centre de l’empire aztèque fondé en 1325, qui se trouve près de l’actuelle capitale du Mexique –, ce grandiose édifice était déjà vénéré quelques siècles auparavant.

La pyramide occupait le centre de l’ancienne ville sacrée de Cholula, face aux deux volcans qui délimitent, à l’est, la vallée de Mexico. Cette sorte de « Vatican de la Mésoamérique [1] » abritait les représentations des principaux cultes des multiples divinités composant la complexe religion de l’époque. Ceci explique qu’il y ait eu, dans la Cholula où arrivèrent les conquistadors européens au XVIème siècle, une infinité de petits autels et de pyramides.

Comme les Espagnols édifièrent peu à peu leurs temples sur les constructions antérieures d’un culte considéré comme inspiré par le démon, l’actuelle Cholula est connue comme étant la ville possédant plus de deux-cent-cinquante églises catholiques. Et chacune d’elles se trouve au-dessus d’un ancien autel préhispanique.

La vue sur la grande pyramide, dans le centre de la ville religieuse, est magnifique : non seulement en raison de ses dimensions, mais aussi parce qu’elle se trouve face au volcan Popocatépetl. Cela fait tant de siècles que la pyramide est là, que depuis bien longtemps déjà, elle a été ensevelie sous la végétation – et d’une certaine manière, transformée en colline. Je me souviens qu’un jour, en visite à Cholula, je demandai à une vendeuse du marché quelles rues il fallait prendre pour arriver à pied à la pyramide. Cette femme me regarda, interdite, comme si je lui parlais une langue étrangère : de quelle pyramide voulais-je parler ? Elle ne se souvenait d’aucune pyramide. Nous dûmes aller dans la rue, d’où je lui montrai, au loin, la grande masse de pierre recouverte de végétation. C’est alors que cette femme me dit, avec un délicieux accent indien : « Ah, la butte de la Recouvrance ! ».

Mais ce qui fait que la pyramide de Cholula est une vision puissante du Mexique moderne n’a rien à voir avec ce que j’ai relaté jusqu’ici : c’est plutôt que tout en haut, à son sommet, les architectes espagnols construisirent une église qu’ils consacrèrent à Notre-Dame de la Recouvrance – comme celle qui se trouve à Badajoz, dans la région d’Estrémadure en Espagne, terre d’origine de la plupart des conquistadors – parmi lesquels Hernan Cortés. Ce qui attire mon attention, ce qui m’émeut dans la vision de la grande pyramide et de la petite église, ce n’est pas tant le magnifique contraste plastique formé par l’ensemble, que son sens culturel.

Il me semble que dans cette image, se trouve une puissante représentation du Mexique né au XVIème siècle, par la violente rencontre de deux cultures : celle, espagnole, de Charles Quint et celle, mésoaméricaine, de Moctezuma II. Mon pays ressemble tout simplement à ce que nous voyons dans le paysage de Cholula : une grande masse recouverte de végétation, qui – malgré les cinq siècles écoulés depuis la Conquête de l’Amérique – maintient vivantes des racines profondément préhispaniques. Et dans sa partie la plus visible, tout en haut, elle possède une petite église catholique.

Je crois que derrière les apparences du Mexique d’aujourd’hui, sa culture « moderne » – qui tente de se montrer démocratique, d’aspiration progressiste et qui prétend rester laïque – conserve en son sein une conception (religieuse, politique et sociale) qui, en grande partie, nous échappe. Autrement dit, ce que voient nos yeux, ce que nous entendons dans la rue et ce que nous lisons dans les journaux possède des racines qui restent dans l’ombre, et qui gardent jalousement pour elles une manière de comprendre le monde finalement inaccessible – du moins, selon le point de vue que nous avons choisi pour la déchiffrer.

Un ami m’a raconté qu’on demanda un jour au grand philosophe allemand Heidegger si la philosophie espagnole l’intéressait, s’il avait lu Ortega y Gasset [2] ou Unamuno [3], et si tout cela avait de l’importance pour lui. L’auteur de L’Être et le temps répondit qu’il ignorait tout de la pensée espagnole, mais qu’il était extrêmement attiré par celle des peuples américains que l’Espagne avait soumis.

Dans quelle mesure connaissons-nous ce passé dont le cœur continue de battre avec force dans le Mexique moderne ? Cela fait bien longtemps que l’archéologie mexicaine travaille à éclairer un passé qui nous échappe : heureusement, nous avons encore les restes archéologiques, les sépultures, les monolithes. Malheureusement, les conquistadors et les religieux du XVIème siècle ont détruit la plus grande partie des vieux livres mésoaméricains, ces codices, peints sur de longues bandes de papier ou de peau animale, qui mesuraient parfois jusqu’à dix ou quinze mètres de long et qui se pliaient en forme d’accordéon.

Le chroniqueur Bernal Díaz de Castillo, qui n’avait jamais rien vu de tel, a décrit ces étranges objets en disant qu’ils étaient « rangés dans leurs plis, à la manière des draps de la région de Castille ». Actuellement, il n’en reste qu’une poignée : seulement treize ou quatorze authentiquement antérieurs à l’arrivée de Cortés. Il est donc facile d’imaginer ce que ces livres représentent pour les Mexicains et pour tous ceux qui étudient la culture de cette aire géographique.

Il est intéressant de lire que ceux-là mêmes qui les ont d’abord détruits, s’en sont ensuite repentis. En effet, l’objectif des missionnaires était d’extirper les vieilles croyances religieuses pour acclimater le christianisme. Mais à l’attaque de rage initiale contre le démon – puisque c’est ainsi qu’ils justifièrent leur comportement – a succédé le besoin de comprendre ces croyances afin de pouvoir les éradiquer – ou, dans le meilleur des cas, de les réadapter à une nouvelle vision religieuse. Lorsqu’ils se rendirent compte qu’ils avaient eux-mêmes détruit la plus grande partie des sources, ils commencèrent un grand travail de reconstruction du monde ancien. C’est donc grâce au zèle d’une poignée de missionnaires que nous pouvons aujourd’hui avoir une idée de ce qu’était la pensée mésoaméricaine, s’agissant particulièrement des croyances et des coutumes d’une religion extrêmement complexe. Ils apprirent le nahuatl, la langue des Mexicas [4], ils s’entretinrent longuement avec les plus âgés d’entre eux et demandèrent eux-mêmes la rédaction de quelques codices sur lesquels nous lisons désormais un peu de cette sphère culturelle qui, autrement, ne nous serait pas accessible.

Les codices antérieurs à la Conquête, pratiquement sans exception, ont connu des histoires incroyables. C’est ainsi que, malgré des trajectoires parfois très étranges, ils sont parvenus à survivre dans un monde qui ne les comprenait pas. Je vais parler d’un cas curieux, qui concerne le Mexique et la France. En effet, longue est la liste des hispanistes français ayant consacré leur vie à l’étude du passé mexicain. L’un d’entre eux fut Joseph Marius Alexis Aubin. Dans les années 1830, alors que le Mexique était indépendant depuis moins de dix ans, il y séjourna dans le but de poursuivre ses études sur l’astronomie. Comme il eut des difficultés pour recevoir ses instruments scientifiques, il se pencha sur le fascinant univers du passé indigène, et décida de changer le thème de ses recherches.

Extraordinairement sensible aux objets et aux documents anciens, il créa une collection qui, deux siècles plus tard, continue d’être une référence pour les études mésoaméricaines. De fait, elle réunit des documents qui ont fait partie de collections antérieures, dispersées à un moment donné, comme celle de l’Italien Lorenzo Boturini, passé par le Mexique un siècle auparavant, lorsque le territoire faisait encore partie de la monarchie espagnole, et qui avait été dépouillé de ses possessions par l’administration coloniale, puis jugé et chassé du pays. 

En 1840, dix ans après son arrivée, Aubin quitta le Mexique et emporta avec lui sa précieuse collection. Il semblerait que pour ne pas avoir de problème avec la douane du port de Veracruz, il se soit arrangé pour dissimuler l’importante quantité de documents et soit parvenu à berner les autorités. En France, ses papiers se retrouvèrent dans les mains d’Eugène Goupil, un Franco-mexicain dont la veuve finit par déposer la série de manuscrits à la Bibliothèque nationale de France. Ils font désormais partie de la collection que certains appellent « Aubin-Goupil », hébergée par le site Richelieu à Paris.

© « Tonalámatl de Aubin »
INAH Mexico DR

L’une des pièces les plus importantes de la collection est la dénommée Tonalámatl d’Aubin – un document encore plus étrange et plus précieux que les autres : il s’agit d’un codex au contenu divinatoire. Il a peut-être appartenu à un prêtre qui réglait la vie de ses contemporains en consultant ces petites cases sur lesquelles apparaissent les images des dieux, accompagnées des dates du calendrier, selon une manière particulière de compter l’année religieuse en 260 jours. Les codices mexicains sont majoritairement pictographiques, bien qu’ils possèdent quelques éléments idéographiques comme des dates et des noms de personnages ou de lieux. Le Tonalámatl d’Aubin est particulièrement intéressant car il renferme une part importante des mystères de la religion indigène.

Comme la plupart des livres préhispaniques se trouvent aujourd’hui hors des frontières du Mexique, il est très important pour les chercheurs mexicains de se rendre dans les bibliothèques et les archives européennes. Certains codices se trouvent à Oxford, à Vienne, au Vatican, à Madrid, à Dresde ou à Paris.

Le Tonalámatl d’Aubin, propriété de la Bibliothèque nationale de France, subit un triste incident. En 1982, un Mexicain lunatique demanda à le consulter pour l’étudier et finit par partir avec. On raconte qu’il le dissimula dans ses vêtements, rendit le coffret vide et emporta le codex au Mexique. Par la suite, il affirma qu’il avait fait cela pour contribuer à la récupération des documents les plus précieux de l’histoire du Mexique. Mais finalement, la police le retrouva deux mois après le vol dans la station balnéaire de Cancún – dans les Caraïbes, bien loin de toute bibliothèque où déposer le document « récupéré » [5].

Bien sûr, il y eut un conflit entre le Mexique et la France, car les autorités mexicaines considérèrent qu’en 1840, le livre était sorti illégalement du pays. La France fit référence aux traités internationaux également signés par le Mexique pour avancer que cette affaire ne pouvait être considérée que comme un vol. Aujourd’hui, il semble que le problème se soit résolu par la signature d’un prêt de la part de la France, mais le livre n’a toujours pas quitté le Mexique.

Quelle que soit la position que l’on adopte face à ce lamentable incident, il faut remercier les efforts d’Aubin pour conserver sa collection complète, bien que pour cela il ait dû l’emporter avec lui. Grâce à cela, nous pouvons voir aujourd’hui dans sa totalité un important document de l’histoire ancienne du Mexique dont les énigmes, les contradictions et les multiples merveilles sont les fondations de la culture de mon pays.    

Dans ces livres remplis de couleurs, de beauté et de mystère que nous ne lisons qu’au prix d’immenses efforts, dans ces prodigieux codices préhispaniques dont il ne reste qu’une poignée dans le monde, se trouve, à mon avis, quelque chose qui définit la philosophie du peuple mexicain. C’est dans leur relecture patiente et malaisée que laborieusement, nous pouvons apercevoir notre être le plus profond.

Traduction de Léa


[1] Mésoamérique : aire culturelle (notamment des Aztèques et des Mayas) correspondant à peu près à l’Amérique centrale précolombienne. (NdT.)

[2] José Ortega y Gasset (né et mort à Madrid, 1883-1955) : sociologue, essayiste, homme de presse, homme politique et philosophe espagnol. (NdT.)

[3] Miguel de Unamuno (1864-1936) : poète, romancier, dramaturge, critique littéraire et philosophe espagnol. (NdT.)

[4] Mexicas : anciens habitants de la cité-Etat (fondée autour de 1330 et détruite par les conquistadors en 1521) où se trouve l’actuelle Mexico. (NdT.)

[5] Le Tonalámatl d’Aubin se trouve désormais à la bibliothèque du Musée National d’Anthropologie et d’Histoire de Mexico. Il n’est pas accessible à la consultation, mais a été présenté dans une exposition il y a quelques années. Une édition en fac-similé a ensuite été réalisée, visible en ligne ici. (NdT.)