Comment j’ai tué mon père de Sara Jaramillo Klinkert par Julie Werth

Comment j’ai tué mon père, Sara Jaramillo Klinkert, Stock, 2022, traduction de l’espagnol (Colombie) par Anne Plantagenet, 200 p. [Cómo maté a mi padre, Penguin Random House, 2020]

Sara Jaramillo Klinkert pourrait reprendre à son compte ces mots de Marguerite Duras : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.[1]» Il s’agit en effet pour l’autrice, dans ce récit autobiographique, d’exorciser l’événement fondateur de sa vie, l’assassinat de son père par un tueur à gages à Medellín au début des années 1990. Un assassinat à ce jour toujours inexpliqué, resté impuni et passé sous silence une fois les funérailles accomplies.

Un silence qui caractérise les épisodes les plus sensibles du récit : l’évocation de l’arme qui la vise sans jamais la tuer et qui hante ses rêves ; la course poursuite de la voiture familiale par deux tueurs à gages durant laquelle les échanges de regards apeurés remplacent les cris ; le coup de téléphone annonciateur de la tragédie qui laisse sans voix la nounou qui le reçoit. Tous les sens sont convoqués de manière extrêmement précise mais la parole, la plainte, l’explication n’ont pas leur place. C’est l’effroi et le vide de la violence puis le déni.

L’accès du cimetière étant devenu trop dangereux, l’autrice soigne symboliquement la tombe de son père et lui érige un monument de papier et d’encre. Tout le cheminement intime vers la consolation n’est possible que grâce à la littérature et il est résumé dans cette métaphore filée : « c’est la seule arme que je possède. Je te tue parce que je suis fatiguée d’essayer de te garder en vie dans ma tête. Je te tue pour que tu puisses vivre dans ce livre. » On comprend alors le sens du titre d’abord énigmatique. Il faut consigner tous les souvenirs pour faire revivre éternellement en dehors de soi celui qui n’est plus et se libérer d’un chagrin et d’un poids devenus trop lourds.

Sara Jaramillo Klinkert rappelle la déflagration du deuil subie par la jeune fille de onze ans qu’elle était, par sa mère et ses quatre frères. Avec beaucoup d’humour et de poésie elle décrit aussi, de son point de vue de petite fille, le quotidien de la fratrie dans la grande maison en pleine nature à l’extérieur de Medellín. Par de subtiles touches essentiellement liées aux sensations – l’odeur des mangues et des orchidées, le chant des oiseaux – ce paradis perdu de l’enfance est ressuscité.

Il aura fallu trente ans et un séjour à Madrid lors d’un atelier d’écriture pour que Sara Jaramillo Klinkert fasse entendre sa voix et écrive ce tombeau apaisé et lumineux.

Julie Werth


[1] Écrire, Marguerite Duras, Gallimard, 1995