Chambre 313 de Luc Dagognet

Chambre 313

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Il y a quelques années, j’avais pris l’habitude de fréquenter un luxueux hôtel de la rue des Beaux-Arts, à Paris. Pas parce que j’avais les poches grasses, non, plutôt par opportunité, dont les tortillements m’ont mené jusqu’à d’étranges recoins.

À l’époque, j’avais attrapé un boulot quelconque à proximité de la Seine, que je quittais en fin d’après-midi. N’ayant ni enfant à bercer ni chien à faire galoper, je trouvais chaque soir devant moi autant de choix que la vie en propose, entrer dans un cinéma, m’accouder à un comptoir, mot-croiser sur les berges, etc. Un beau jour, je décidai de franchir le seuil de ce palace discret, situé à quelques pas du musée d’Orsay, connu pour avoir abrité au siècle dernier les tics et manies d’écrivains célèbres, Oscar Wilde en premier lieu. De désuètes promesses filtraient depuis l’entrée, tout en clinquance et en retenue. Tentures turquoise, globes lumineux aux pieds de laiton, meubles de bois vernis, moquette épaisse comme une mousse de forêt, rehaussée de dessins géométriques engloutis par le clair-obscur de la réception. On me guida vers la salle de bar. Là s’étendaient de confortables fauteuils, si dignes qu’ils semblaient eux-mêmes de riches clients avachis sous la verrière. Au fond, dans un patio, une fontaine de pierre figurant un temple, une vasque et un masque étrange dont la bouche crachait de l’eau. Que de calme ! Je m’installai et fus vite entouré de ces services furtifs et prévenants auxquels on s’habitue trop vite.

Au moment de partir, quand il ne resta plus au fond de mon verre qu’une eau claire de whisky, j’avisai en me levant les plaques métalliques et photographies de stars variées, de la page blanche comme du cinéma, m’attardant quelques minutes encore dans ce havre de douceur. Le réceptionniste me vit errant et tint (nous avions sympathisé à l’entrée) à me faire visiter l’endroit : avec joie, répondis-je évidemment. Il me détailla avec beaucoup d’érudition la rosace de marbre au-dessus de laquelle s’ouvrait, comme un gigantesque et blanc conduit de cheminée, les cinq étages de l’hôtel. Je le suivis ensuite au sous-sol, où je découvris un bassin de natation, un cabinet de lecture, et la rutilante cuisine. Derrière les parfums de cire à bois et les vapeurs de potage, je peux l’affirmer : il planait ici l’odeur du mystère. Je passai la carte bleue dans la machine et quittai l’hôtel ravi.

La semaine suivante, je fus de retour. J’entrai en habitué, me présentai à la salle de bar et choisis sans hésiter celle que j’avais déjà élue comme ma table préférée. Je demandai après le réceptionniste, qui était de repos ce jour-là, et demeurai ainsi pendant une heure au moins, l’œil dans le vide, les muscles détendus. De petites assiettes de biscuits atterrirent à côté de moi, sans que j’aie vu quiconque les poser. De temps à autre, je secouais un peu mon verre, mécaniquement, pour éprouver le vertige léger d’une sensation physique ; puis je continuai à pensouiller. Vint l’heure où, d’un signe de la main, je signifiai à un serveur (délicieux) qu’il était temps de m’apporter l’addition, ce qu’il fit. Seulement …

  • « Vous résidez à l’hôtel ?
  • Je… Oui. Oui oui.
  • Très bien, Monsieur. Quelle chambre ?
  • … Trois cent treize.
  • Trois cent treize ?
  • C’est ça.
  • Puis-je vous demander de signer juste ici ?
  • Bien sûr.
  • Merci, Monsieur. Passez une excellente soirée.
  • Vous aussi, merci. »

Et je franchis le seuil sans main au collet pour me retenir à l’intérieur de la propriété. Tant de questions me vinrent après coup sur ma propre attitude ; toutes commençaient par pourquoi. Las de ne trouver réponse à rien, je finis par rire de ma petite escroquerie (8 cl. de whisky, 3 glaçons, une dizaine de biscuits) et résolus de ranger l’affaire dans mon bagage d’histoires à raconter.

Tout aurait pu s’arrêter sur ce larcin pardonnable. Seulement, je revins et revins, la première fois pour présenter d’éventuelles excuses (je n’en fis rien, on me salua gentiment), les suivantes pour approfondir ma connaissance de la carte, solide et liquide. Gambret de bœuf séché, sardinillas sur toast de pain grillé, gambas à la coriandre, pana cotta à la pistache de Sicile, assiette de brie de Meaux et Rocamadour, Pisco sour, Pommard ou Saint-Joseph, et même, pour les grands soirs, du Billecart bien frais. Je mangeais avec appétit, parfois sur fond de jazz tamisé, sinon en ma propre compagnie, qu’en ces instants je tolérais plus que jamais. Pendant des semaines, puis des mois, les serveurs qui avaient fini par me reconnaître arrivaient à ma table d’une démarche fluette, le temps de poser une liqueur offerte par la maison, et de récolter ma signature pour la chambre 313, dont ils n’avaient plus à me demander le numéro. J’aurais bien voulu arrêter, mais sans cesse la Tentation trouvait un moyen de tourner la Raison en ridicule.

Un beau jour, alors que je suivais mollement les doigts du contrebassiste en mâchant une bouchée de tournedos, un homme s’installa face à moi. Je crus jusqu’au dernier instant qu’il allait se rabattre sur l’une des tables voisines, même si je sentis dans sa trajectoire, depuis son entrée dans mon champ de vision, une menace. C’était un assez vieil homme, dont les yeux pourtant écarquillés étaient suppléés par une canne de bois. Très élégant, souriant. Je restai muet, moins à cause du tournedos que de la surprise. Après avoir essuyé ses lèvres d’un geste de mouchoir,

  • « Bonsoir, je suis l’homme de la trois cent treize.
  • Ah. Je… je suis dés
  • Ne soyez pas désolé, ce n’est pas la question. J’ai bien remarqué que vous preniez vos aises avec le compte de ma chambre (il dit ça en souriant) et ce n’est pas si grave. En revanche, je vais vous demander de me rendre un service.
  • Bi… bien sûr, bien sûr. De quel ordre ? »

Il baissa alors d’un ton, et je crus que j’allais le perdre, derrière les balais de la batterie et le cliquetis ambiant. Pourtant, il découpait si finement les mots, avec la précision que seuls les étrangers peuvent avoir, que rien ne m’échappa.

  • « Il y a dans cet hôtel quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Mais je n’y ai pas accès. Il serait trop compliqué, à ce stade, de vous expliquer précisément de quoi il s’agit. Très peu de gens savent ce qui est caché ici même, au sous-sol. L’accès en est défendu. J’ai besoin que vous m’apportiez ce qui se trouve au sous-sol.
  • À quel… niveau du sous-sol ?
  • C’est simple : au fond de la cuisine, il y a un cellier. Dans le cellier, vous trouverez différentes étagères : derrière celle des légumes de terre, à hauteur de thorax, vous remarquerez une brique descellée. Il ne reste qu’à la faire pivoter vers la droite, et à m’en apporter le contenu dans ma chambre. Je crois que vous connaissez le numéro (il sourit encore).
  • J’ai deux questions.
  • Oui ?
  • J’aimerais savoir comment vous savez tout ça, si vous n’y avez jamais été. Et aussi j’aimerais savoir pourquoi vous n’y avez pas été avant, si vous êtes au courant.
  • Pour ce qui est de la première question, disons qu’il s’agit d’une série de déductions. Quant à la seconde, c’est très simple : le passage est gardé par les cuisiniers, parfois féroces.
  • (je déglutis) Je vais m’en occuper, Monsieur.

L’homme et sa canne remontèrent alors jusqu’à la chambre trois cent treize, sans avoir rien mangé ni bu. Je demeurai quelques minutes figé, comme la sauce aux morilles maintenant froide dans mon assiette. Devinant que le soir de mon expédition serait le dernier dans ce restaurant, je décidai de m’accorder, la semaine suivante, un ultime dîner aux frais du vieux monsieur.

***

Le jour fatidique. J’avais privilégié le mardi, imaginant pour une raison obscure que la garde y était moins bien montée. Je saluai tout le monde d’un air que j’espérais enjoué mais savais, au fond de moi, mélancolique. Pour me donner du courage, je rendis visite à la carte des cocktails : je découvris le Sloe gin, un mélange anglais à base de gin et prunelles, qu’on assortissait ici d’une liqueur d’abricot et de citron vert. Puis un Negroni repensé, où les notes fumées, épaisses du mezcal rimaient avec vermouth et Campari. Puis tant d’autres dont seuls les noms survivent dans la brume, Serafin, Remember the Maine, Santiago Daisy, Delicious Sour… Enfin armé, je mangeai à ma faim, zigzaguai jusqu’aux toilettes, et pris le chemin du niveau inférieur, sous l’imposante cage d’escalier en spirale. Il était vingt-trois heures. J’étais ivre et bien plus assuré qu’à l’ordinaire, si bien que je parvins à marcher, mais ma démarche était celle d’un autre, à la fois furtive et pataude. Cabinet de lecture : personne. Bassin de natation bordé de marbre : personne. De la cuisine parvenaient seulement des tintements de vaisselle. J’entrai discrètement et tombai sur un très jeune homme, face à un large évier. Sur le coup, j’eus le cœur crevé de tomber sur un innocent apprenti, et pas sur un molosse. Je fis d’abord celui qui s’était perdu, et il offrit de m’orienter. Puis je précisai que je tenais en fait à les féliciter, lui et l’ensemble de la brigade, pour la cuisine. Pour toute réponse, il baissa cérémonieusement la tête, persuadé probablement que j’aurais été voir ailleurs quand il la relèverait.

Toujours face à lui, je n’eus plus rien à dire. De plus, mes yeux louchaient de plus en plus vers la lourde porte du fond, que j’imaginais être celle du cellier. Au terme d’une affreuse minute de silence, il lut dans mon regard la raison de ma présence. Je le vis saisir une poêle minuscule (dont je n’aurais jamais su quoi faire à part une minuscule crêpe) et se placer sur le chemin de la porte. Je dis quelque chose comme « Soyons raisonnables, Monsieur », ouvrant les mains en signe de paix. Il ne bougea pas. Au deuxième appel, il me demanda de sortir de la cuisine, ce à quoi je répondis que je devais me rendre d’abord là-bas, en désignant la porte du cellier. D’un mouvement oscillatoire de poêle, il me fit signe que non. Ses jambes étaient légèrement pliées, prêtes à bondir. D’une main aveugle, je tâtonnai le plan de travail le plus proche, et mes doigts se refermèrent sur une première arme, hélas molle : un tube de plastique rempli de crème. Je le rejetai et m’équipai plutôt d’un plat (vide) en inox, léger et tranchant. L’eau coulait toujours dans l’évier. Chaque trait de l’apprenti était concentré sur ma posture, mes mouvements, la ligne imaginaire au-delà de laquelle je devais être, s’il le fallait, abattu. J’avisai une tache sur son tablier, la pointai du doigt : aucune réaction. En désespoir de cause, je convoquai la puissance des Serafin et du mezcal, et fis un pas vers le cellier, donc vers lui.

Ma conscience ne réagit pas assez vite pour comprendre ce qui se passa en une seconde. L’apprenti se jeta sur moi, poêle (minuscule) dressée. Par un étonnant miracle, je l’évitai, et rendis, dans un geste de tennisman accompli, un revers de plat en inox : le jeune Cerbère s’effondra, d’abord sur un rayon de tartelettes, puis au sol. Sans attendre, je filai vers le cellier, et ouvris la porte sans peine. Des étagères présentaient des fruits, légumes, racines et herbes variées, dans un parfum de sous-bois. Je mis trois belles minutes à comprendre ce que le vieil homme entendait par « légumes de terre », et identifiai finalement un étal de carottes, pommes de terre et consorts. Ses instructions me revenaient en tête au fur et à mesure. « À hauteur de thorax », avait-il dit, et je traçai dans l’air une ligne entre mon plexus et le mur, derrière l’étagère. Après une rapide inspection, jetant de temps à autre des coups d’œil en arrière, sursautant à chaque frottement de l’air, je trouvai et délogeai la brique descellée. Il fallut toute la force du Sloe gin pour que je ne m’évanouisse pas.

***

La porte de la trois cent treize s’ouvrit enfin. J’entrai comme un souffle, la boîte à chaussures dans les mains, la posai sur un bureau et ne dis plus rien. Des bruits aigus s’échappaient de l’intérieur de la boîte. Le vieil homme me posa une main chaleureuse sur l’épaule et me dit d’une voix étranglée « Merci ». Puis il souleva en tâtonnant le couvercle de carton, et découvrit ce que j’avais vu au sous-sol. Il ne parut pas surpris : parce qu’il voyait mal, ou parce qu’il savait déjà ? Au fond de la boîte, se tenaient cinq musiciens minuscules, hauts d’une dizaine de centimètres chacun. Parfaitement vivants, humains, capables de lever les yeux ou de bâiller, d’accorder leurs encore plus minuscules instruments, violon ou bandonéon miniature, d’échanger un sourire ou une feuille de partition. J’avais par avance renoncé à toute explication et mis ces dénouements sur le compte des alcools du bar. Mon bienfaiteur se recueillait devant la boîte ouverte ; une larme coula lentement le long de sa joue sèche. Il s’assit devant les musiciens, les mains jointes sur le pommeau de sa canne, et patienta.

Le chef de la troupe s’avança vers le bord de la table, et d’une voix de moustique demanda quelque chose à mon hôte, en espagnol (crus-je). L’autre lui répondit, et le remercia. Le groupe se mit en place. Piano, violon, contrebasse, bandonéon, guitare. On pouvait distinguer le fourmillement des semelles sur le carton, pendant la préparation. Une mélodie faible mais sublime s’éleva dans la chambre. La voix du guitariste n’avait plus rien en commun avec les zézaiements d’un moustique. Simplement, la musique semblait provenir d’un poste dont on aurait réglé le volume au minimum. Je m’approchai. Les mains du vieil homme tremblaient d’émotion sur sa canne. Moi-même, j’étais désormais plus saisi par la beauté des airs que par la taille des interprètes. Si on était assez près, on pouvait deviner d’infimes gouttes de sueur sur leurs fronts. Le pianiste se balançait en arrière et jouait sans regarder ses doigts. Nous sommes restés là trois, peut-être quatre heures, jusqu’à ce que ces incroyables musiciens nous fassent signe, blancs d’épuisement et ravis d’avoir ému, qu’ils n’en pouvaient plus. Mon voisin avait sombré dans le plus beau des sommeils. Je m’éclipsai au milieu de la nuit.

***

Luc Dagognet

Nouvelle publiée originalement en YAM #65.