Ce que je n’ai pas dit de Beatriz Rivas

Beatriz Rivas, Ce que je n’ai pas dit, [extrait]

Intrusion

Deux ans après avoir quitté Paris, j’y revins en été pour suivre un cours de français intensif à la Sorbonne. Je ne voulais pas perdre la langue. Une dame que connaissait ma grand-mère maternelle, qui vivait dans la capitale française et voyageait chaque été dans la ville maritime d’Arcachon, me prêta son petit studio du 14ème arrondissement, tout près du métro Vavin. En vérité c’était une chambre au dernier étage d’un vieil édifice, qui ne possédait même pas de toilettes privées : en pleine nuit et sans lumière, j’étais obligée de descendre d’étroites marches de bois, pour avoir accès aux WC communs. Mais j’avais dix-neuf ans et je me contentais de peu. Je crois qu’aujourd’hui encore je me contente de peu, même si la vie m’a offert plus que ce dont j’ai besoin.

© Alfaguara

À l’université je fis la connaissance de deux Espagnols. Un garçon et une fille qui ne formaient pas un couple. Très vite nous devînmes un joyeux trio d’amis. Un jour nous decidâmes de nous faire plaisir et de manger dans un restaurant de viandes dont les prix excédaient notre budget quotidien. Nous voilà en route. Nous voilà arrivés et bien assis. Moi je suis d’un côté, d’où je peux voir la porte et des fenêtres donnant sur la rue. Et eux me font face. On parle de la vie comme des étrangers en France et on savoure de délicieuses frites qu’on mouille de sauce roquefort. Soudain, je vois entrer le plus bel homme qui se soit jamais tenu devant moi (les acteurs de cinéma ne comptent pas). L’hôtesse, qui le regarde avec des yeux qui crient jepeuxpaslecroirequelbeaugosse, le mène vers nous. Je chuchote une supplique, s’il vous plaît, faites qu’elle le place tout près. Le destin, comme presque toujours, décide de me faire une faveur et le voilà assis à côté de moi, coude à coude, cuisse à cuisse, à la table qui était vide une minute avant. Sans regarder le menu et dans un français parfait, il commande une salade, un filet saignant et deux parts de frites bien croustillantes et bien fines. Il se retourne et nous regarde brièvement, juste après quoi il se plonge dans son exemplaire de la revue Le Point, ignorant totalement notre présence. Tous les trois, et j’inclus l’Espagnol qui affirme qu’être hétérosexuel ne l’empêche pas d’admirer ce qui est beau, nous nous mettons à faire l’éloge de sa perfection de visage et de corps. Ses avant-bras sont divins. Au début, nous murmurons. Puis, protégés par l’anonymat que, croyons-nous, nous donne la langue castillane, on commente plus ouvertement. Lorsque notre voisin finit de manger, il demande un café court et l’addition, ferme sa revue, tourne le visage vers nous pour nous demander dans un espagnol parfait :

– D’où venez-vous ?

Nous en restons tous trois pétrifiés. Il a compris tout ce qu’on disait, pensons-nous, en rougissant. Évidemment, il s’est amusé de nos commentaires qui, en ce qui me concerne, ont dépassé les bornes de la décence. Mes amis répondent pour moi, car je suis restée muette, et ce n’est pas une métaphore. Mexique, elle est mexicaine. Nous commandons un café, puis un autre. Et encore un autre. En plus d’être un homme très attirant – je ne me lasserai jamais de le répéter- sa conversation est agréable et intéressante. Nous bavardons jusqu’à l’heure du dîner et si les serveurs ne nous regardent pas avec gêne c’est que la présence de Bruno les garde à bonne distance. La soirée s’avançant, notre nouvel ami nous offre de nous reconduire. Mes compagnons vivent tout près, dans une résidence universitaire, à moins de cinq blocs. Nous nous disons au revoir, ils me regardent d’une façon compromettante, un sourire dans les yeux. Puis je marche aux côtés de cet homme vers sa voiture. Il a une voiture ! Et, pour compléter le tableau des privilèges, il est propriétaire d’une BMW rutilante bleu marine. Et non, il ne me ramène pas chez moi, il m’invite à prendre un verre dans un bar qui, bien sûr, a vue sur la Seine et les Contreforts de la cathédrale Notre-Dame, encore illuminés.

Les personnages et les décors adéquats sont réunis pour que naisse une idylle. Je dois préciser que la cathédrale n’a pas encore brûlé … Nous discutons tandis qu’il caresse ma main droite devant une bouteille de vin qui devint, pour longtemps (grâce à Bruno et Napoléon Bonaparte), mon vin favori : Gevrey-Chambertin. Il s’appelle Bruno Jakowleff Clavel, il est né d’un père russe et d’une mère française en Algérie (je pense à Kader) et quand il a eu dix ans ils ont déménagé en France continentale. Il n’aime pas avouer son âge, mais il doit avoir quelque chose comme 36 ou 38 ans.

Il me raconte qu’il parle espagnol parce qu’il a vécu quatre ans à Madrid. Qu’il est un grand ami de Julio Iglesias. Qu’il est architecte (ouah, j’ai toujours voulu épouser un architecte !) et qu’il est justement en train de dessiner une boutique de vêtements qui s’appelle ¡ Viva Zapata !. La première d’une longue série. Pour me prouver son amitié avec le chanteur espagnol, il me promet de me montrer une photographie ; pour que je voie qu’il est vraiment architecte, il m’invite, le lendemain, à visiter la boutique. Et pour achever de me séduire, il me demande de passer la nuit avec lui. Cette nuit, et toutes les autres qui suivront, si je veux bien.

Si à 17 ans je disais non avec la même efficacité qu’une étudiante qui a appris sa leçon par cœur, à 19 ans je dis oui avec une facilité surprenante mais bienvenue. Sa BMW nous amène au 13 de la rue des Beaux-Arts, dans le quartier latin.

Une plaque toujours prétentieuse nous reçoit à l’entrée de l’Hôtel et établit clairement, pour n’importe quel passant qui prenne la peine de la lire, qu’ici a vécu et est mort Oscar Wilde. Bruno avoue admirer l’esprit affûté de l’écrivain irlandais et me souffle à l’oreille sa phrase préférée : « Un homme peut être heureux avec n’importe quelle femme pourvu qu’il ne l’aime pas ». Je m’apprête à lâcher une réplique brutale, quand le portier ouvre la porte et nous désigne le comptoir de la réception.

Nous avons de la chance : une de ses vingt chambres n’est pas réservée. Ce n’est pas la plus grande, ni celle où demeure, fièrement, le fantôme du génial écrivain anglais. Je détesterais faire l’amour observée par Wilde ; il est sûr qu’il m’envierait et je ne voudrais pas devenir l’objet de la jalousie d’un écrivain qui « ne perdait aucune occasion de faire une ingénieuse méchanceté », dixit Zschirnt. Avant de monter, nous prenons un autre verre au bar, je crois que c’est mon dixième de la soirée, mais malgré tout, je suis assez sobre pour me rendre compte que les manières de Monsieur Jakovlew – et son divin corps -, hors du lit comme au lit, sont exquises. Tu as joui ?[1] me demande-t-il plusieurs fois, désireux que je jouisse avant lui. Au début, j’aime son dévouement total. Après un moment je me rends compte que ce n’est rien d’autre qu’un acte de profonde vanité : si je l’assure de mon plaisir, c’est parce qu’il a démontré son talent, son expertise acquise après de nombreuses répétitions.

Même si je trouve pour le moins suspecte cette perfection, je décide de profiter du présent et de ce que m’offre le karma : L’Hôtel nous reçoit cinq fois par semaine. Le même hôtel où logèrent un jour Grace Kelly, Elizabeth Taylor avec Richard Burton et, le meilleur du meilleur, Jim Morrison. J’ai joui ? Je suppose que oui. Je suppose que j’ai joui de nombreuses fois. En fait, je me regardais dans le miroir en me demandant ce que diable un homme si parfait pouvait voir en moi. Chaque fois que nous entrions dans un restaurant, je notais mentalement avec fierté combien de femmes le parcouraient des yeux, de haut en bas, avec désir.

Avant que se termine mon cours à la Sorbonne, ma mère arrive à Paris. Je lui parle de Bruno (en omettant évidemment les détails) et lui dis qu’il nous a invitées à manger le jour suivant son arrivée. Lorsque les escaliers mécaniques de la station de métro le plus proche de ¡ Viva Zapata ! nous poussent vers la lumière et que je lui montre Bruno, elle ne peut pas y croire. C’est trop beau pour être cru. Nous nous asseyons dans un restaurant où il a ses habitudes. Il commande pour nous et demande une bouteille de vin assez chère, qui devint mon deuxième vin préféré : Château Pavie. Ma mère est sur le point de se laisser séduire par cette noblesse, cette chevalerie qui caractérisent cet héritier des gènes russes et français, jusqu’à ce que, grâce à un mouvement ou une fulgurance de plus, elle se rende compte : il est maquillé, me susurre-t-elle à l’oreille quand Bruno se rend aux toilettes. Maqui-quoi ?, dis-je, inquiète. Maquillé. C’est vrai, je l’avais remarqué mais je refusais de l’admettre. Cet homme exquis est si vaniteux que, n’ayant pas de bronzage naturel, il a recours à des palliatifs de la marque Lancôme. En réalité, quelle importance ? J’ai décidé d’en profiter le temps que tout cela durera.

Fin août : le cours de Langue et Civilisation Françaises se termine. J’ai déjà oublié mes amis espagnols : le sexe efface tout autre intérêt. Mon père rejoint maman à Paris pour qu’ils puissent partir ensuite en voyage, rien que tous les deux, dans différentes villes d’Europe. Bruno nous invite à Giverny pour nous dire au revoir : il veut nous montrer la maison de Monet et nous inviter à manger dans un restaurant voisin, qui arbore deux étoiles au guide Michelin. Cette virée est une œuvre d’art : il nous séduit tous les trois malgré son maquillage plus visible sous le soleil et son comportement trop impeccable. Les meubles japonais que le peintre impressionniste collectionnait et le pont suspendu au-dessus de l’étang couvert de nénuphars flottant placidement lui fournissent un décor de choix.

De retour au Mexique et à la vie quotidienne qui peut être ennuyeuse mais t’oblige à remettre les pieds sur terre, mon amoureux français me parle régulièrement au téléphone, alors qu’il faut se souvenir qu’à cette époque les appels reviennent chers. J’irai te voir en octobre, me dit-il un après-midi pluvieux. Je te le promets. Quant à moi, je suis le troisième semestre de deux licences que j’ai choisies : journalisme (l’après-midi) et droit (le matin). Je ne cache pas que si je ne crois toujours pas son histoire, je suis émue. Je suis enthousiaste, surtout, parce que je sais que ce sera à moi d’en mettre plein la vue.

Je me rends dans les principaux hôtels de la ville pour demander les prix : je sais d’expérience qu’il aime les hôtels petits et discrets, bien que les boutiques hôtels ne soient pas encore à la mode. J’en choisis un dans Zona Rosa.

Et donc, les premiers jours de décembre, quand la ville commence à revêtir les couleurs de Noël approchant, je reçois une lettre manuscrite : l’écriture est visiblement française et féminine. L’adresse de l’envoyeur m’indique que son auteure est docteure en lettres à l’université de Paris IV, la Sorbonne. Ma très chère amie[2], commence-t-elle. Je sais que vous êtes jeune et je devine votre innocence. Je dois vous dire que je suis l’épouse de monsieur Bruno Jakowleff et que nous avons deux enfants en bas âge … Je continue ma lecture. Je lis la massive au moins neuf fois : neuf, mon numéro de chance et le jour où je suis née. Dans une langue exacte et avec un style impeccable, elle m’explique que son époux est un séducteur professionnel et qu’à son actif figure une longue liste de femmes comme moi : très jeunes et inexpertes. Sur le coup je ne me suis pas demandé pourquoi cette aimable dame n’avait pas exigé le divorce. Qu’est-ce qui l’amène à accepter une infidélité après l’autre ?

Je décide de ne me sentir ni coupable ni responsable, en revanche je lui fais face, froide, tranquille. Au coup de fil suivant, je lui lis les premières lignes de cette lettre que j’ai conservée comme un trésor jusqu’à ce que je la perde, ce que je regrette encore. Je ne me rappelle pas la liste d’invraisemblables explications qu’il m’a données. Je savoure encore ses bafouillements lorsqu’il essayait de s’excuser et sa promesse que très bientôt il m’apporterait des éclaircissements sur cette situation honteuse. Je suppose qu’il pensait faire comme la plupart des hommes : médire de son épouse et me garantir que très bientôt ils allaient se séparer. Mais il préféra le silence et se cacher dans la distance : évidemment je n’eus jamais plus de nouvelles de lui.

Quelques jours avant sa supposée arrivée à Mexico, je suis allée à l’hôtel pour annuler la réservation de sa chambre. Je n’ai rien regretté, au contraire, j’ai archivé cette relation amoureuse en sachant qu’un jour j’écrirais sur elle et que ce qui prendrait forme sous ma plume serait une version très fade de ce que j’ai vécu.

Traduction Barbara Mauthes

Beatriz Rivas, Lo que no he dicho, Alfaguara, 2021


[1] En français dans le texte original

[2] En français dans le texte original