Ce que nous avons perdu dans le feu de Mariana Enríquez (Arg) par Julie Werth

Ce que nous avons perdu dans le feu, Mariana Enríquez, Éditions du sous-sol, 2017, traduction de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, 240 pages [Las cosas que perdimos en el fuego, Anagrama, 2016]

Mariana Enríquez n’a pas son pareil pour faire frémir le lecteur de curiosité, de peur et parfois d’horreur. Nous sommes happés par le suspense et interpellés par l’originalité des douze nouvelles qui composent ce recueil concis où se côtoient conte, chronique historique, chronique judiciaire, journal intime, et qui se clôt sur le récit éponyme, incandescent et d’une grande puissance.

Il s’agit d’un jeu d’équilibriste extrêmement maîtrisé. L’autrice se joue des frontières entre les genres mais aussi entre les registres, les époques et les lieux. Si, dans certaines nouvelles, le narrateur ou la narratrice, dans un état second, laisse planer le doute sur la véracité des faits – comme Paula, cette assistante sociale sous anxiolytiques qui souffre d’hallucinations –, les codes du fantastique confinent souvent avec l’horreur ou le cauchemar ; si l’actualité de l’Argentine et son histoire sont évoquées par touches, notamment les violences faites aux femmes et les fantômes de la dictature, les récits semblent se dérouler dans un cadre atemporel ; nous sommes plongés tantôt dans les quartiers de Buenos Aires tantôt dans des villages du nord du pays.

Dans chacune des nouvelles où ont lieu des apparitions ou des disparitions passagères ou définitives qui sont autant de métaphores de l’instabilité du monde, Mariana Enríquez souligne l’absence de maîtrise sur le réel, la dislocation des liens familiaux, l’invisibilité sociale, les conséquences de la violence physique et psychologique.

L’évocation de lieux abandonnés, de déclassés et de marginaux – Petiso Orejudo, un enfant tueur en série tristement célèbre en Argentine ; une mère droguée qui élève seule son enfant dans la rue – permet au lecteur d’expérimenter une situation d’inconfort, dans un cadre hors de la normalité où les assassinats, les rites païens et les sacrifices humains font leur apparition. 

L’autrice interroge la notion de monstruosité, à la fois ce qui déroge à notre humanité et ce qui interroge les normes, pour mieux souligner notre capacité à la compassion, à la solidarité et à la redéfinition des liens sous forme de famille choisie ou de sororité à travers de beaux portraits de femmes libres et engagées.

Julie Werth