Un fils étranger d’Eduardo Berti (Arg) par Jonathan Barkate

Eduardo Berti, Un Fils étranger, traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu, La contre allée, 2021, 120 p. [Un hijo extranjero, 2022]

Cinq ans après la parution d’Un Père étranger, où il évoque le trajet que fit son père de sa Roumanie natale à son Argentine d’adoption, Eduardo Berti raconte le voyage que lui-même fit dans l’autre sens pour achever de se familiariser avec ce géniteur qui avait laissé derrière lui tant de mystères. Si l’écart temporel entre les deux récits est effacé par la publication quasi simultanée de leur traduction en français, celle-ci n’abolit pas la distance séparant les deux traversées effectuées en sens inverse.

Le lecteur d’Un Fils étranger suit les pérégrinations de Berti lancé sur les traces de son père en Roumanie. Ce carnet de voyage, illustré de photos et de documents dont le lecteur peut prendre connaissance en scannant les QR codes insérés dans le texte, n’est cependant pas le récit linéaire et purement descriptif d’un retour aux sources – des sources qui se dérobent parfois ou qui réservent quelques surprises. Il est par exemple très tôt question d’une photo publiée sur internet qui ruine la dimension intime du voyage avant de servir de sauf-conduit à Berti, lorsqu’il a besoin de prouver à ses interlocuteurs incrédules la nature de son voyage. Comme internet s’est immiscé dans la vie de l’auteur, les QR codes qui y renvoient s’intègrent dans le texte, dont ils sont conçus comme des illustrations d’un nouveau type.

Le récit dans son ensemble serpente entre les époques et les lieux, comme les méandres du Danube, de la Roumanie des années 1930 à l’Argentine des années 1990 et au New York des années 2000. Il invite même à naviguer d’un texte à un autre quand Un Fils étranger prend en charge la genèse ou le commentaire d’Un Père étranger. Les nombreux échos entre les deux œuvres rapprochent encore les deux textes. La visite de la maison natale du père est par exemple retardée comme l’était celle de la maison de Conrad. Les nombreuses citations du journal de l’écrivain roumain Mihail Sebastian s’inquiétant de la montée de l’antisémitisme dans les années 1930 suggèrent les raisons pour lesquelles Berti père quitta l’Europe à cette époque après avoir détruit toutes ses archives, comme si le journal de Sebastian se substituait au journal absent du père. De méprises en fausses pistes, de rendez-vous programmés en rencontres inopinées, le séjour de l’auteur en Roumanie le conduit à découvrir des coïncidences frappantes entre des événements ayant eu lieu à des décennies et à des milliers de kilomètres de distance qui lui permettent de mieux connaître son histoire familiale.

Ce livre et ce diptyque passionnants qui tissent des liens entre les hommes, les textes, les époques et les lieux se terminent fort logiquement sur la lecture à voix haute de la traduction en roumain d’un passage d’Un Père étranger dans un avion, trait d’union idéal entre deux mondes, deux temps, deux langues et, finalement, un fils et son père.

Jonathan Barkate