Le Sauvage par Julie Werth

Guillermo Arriaga, Le Sauvage, Fayard, 2019 [El Salvaje, Alfaguara, 2017] 

© Alejandro Gutiérrez

La puissance et l’envergure de ce roman résident dans ses résonnances profondes avec la tragédie antique. Toute l’intrigue est aiguillée par la volonté de vengeance de Juan Guillermo, nouvel Oreste accablé non pas par les Dieux mais par la violence, la corruption et les injustices de la société mexicaine des années soixante. La malédiction a décimé sa famille, faisant disparaître dans un bain de sang son frère, ses parents et sa grand-mère les uns après les autres en l’espace de quelques mois. Le destin inexorable du survivant est alors scellé et constitue la trame haletante du récit : venger ses morts pour leur donner symboliquement une sépulture digne de ce nom.

L’écriture en fragments courts à la chronologie bouleversée, faisant apparaître tour à tour et parfois en miroirs des épisodes simultanés, antérieurs ou postérieurs à la tragédie, dit subtilement cet éparpillement de l’être, l’atomisation du narrateur vengeur. On pense notamment à ce passage glaçant où sont mis en regard minute par minute les derniers moments de la vie de son frère et les étapes du voyage organisé de ses parents en Europe. Deux lieux différents reliés par la même temporalité implacable de la mort. Des effets percutants de délitement du texte comme dans les fragments « Jungle » ou « Memento mori » rendent aussi visibles la déconstruction ontologique progressive du personnage narrateur.

Le récit enchâssé du chasseur de loups du grand Nord, Amaruq, les incursions perlées de récits allégoriques et philosophiques viennent souligner la réflexion de l’auteur sur l’instinct de survie, sur le sens fragile de la vie brouillée par les apparences trompeuses. Le quartier de Juan Guillermo, Ixtapalapa, apparaît alors dans toute sa transparence : une jungle urbaine où le plus sauvage n’est pas celui que l’on croit. Cet entrecroisement de destins apparemment très éloignés qui finissent par révéler leurs liens ténus est une signature de Guillermo Arriaga tant dans ses récits que dans ses scénarios portés à l’écran. Ce procédé permet de dévoiler et d’exprimer toute la complexité de l’être humain. Le frère défunt du narrateur, trafiquant de drogue de milieu modeste à la culture encyclopédique et lecteur de Nietzsche, Faulkner et Rulfo, en est d’ailleurs un exemple parfait. Le manichéisme, l’obscurantisme religieux et son cortège de conduites corrompues et lâches constituent dans le roman le véritable foyer de la violence. Arriaga nous rappelle dans cette fresque complexe et subtile que la littérature est plus que jamais un écho et une réponse possible à la perte de repères existentiels et aux errements contemporains.