L’amour en temps de guerre de María Elvira Núñez Muñoz

Cette nouvelle intitulée « Amor en tiempos de guerra » a remporté le concours régional organisé par les radios péruviennes et équatoriennes et aborde le conflit frontalier entre le Pérou et l’Equateur. « Cuentos de frontera » est un recueil de 42 nouvelles, divisé en deux ouvrages publiés respectivement en 2003 et 2004. Soutenu par le Projet Binational de Communication radiophonique pour la Paix, l’Intégration et le Développement entre le Pérou et l’Équateur, et par l’Agence espagnole de coopération internationale (AECI), ce concours de nouvelles a été organisé par plusieurs radios situées de chaque côté de la frontière péruano-équatorienne.

Nelly André

Version en espagnol

L’enfant quitta les bras de sa mère et, avec une extrême prudence, fit les premiers pas qui l’éloignaient d’elle. Il hésita un moment et finalement s’arrêta. Le soleil illumina son visage angélique, pétrifié par la peur, au bord des larmes, alors que les gens passaient devant lui, insensibles à son malheur. Soudain, il se retourna, courut vers sa mère, et se blottit dans ses bras en pleurant. La femme ferma les yeux et le maintint contre son corps juste un instant, puis le relâcha avec détermination. 

– Tu dois y aller, n’aie pas peur, papa est là-bas, l’encouragea-t-elle, tu vois ? Il est là, il t’attend, vas-y, mon fils, vas-y. 

Elle l’embrassa et essuya ses larmes avec tendresse jusqu’à ce qu’elle parvînt à le calmer et que le petit garçon se remît à marcher. 

Taciturnes, les soldats regardaient la scène qui, à force d’être récurrente, leur était devenue familière. L’un d’eux, exaspéré par l’innocence de l’enfant et voulant faire preuve d’agressivité, s’approcha de lui et lut avec insolence le papier que le garçon tenait plié dans sa main droite. Un sourire ironique apparut sur ses lèvres lorsqu’il finit de lire le courrier. Il cria sans complaisance, avec mépris :  

– L’amour ! Des lettres d’amour en temps de guerre ! Et s’adressant à la mère de l’enfant, il l’apostropha – Pourquoi ne l’oublies-tu pas ? Pourquoi ne tombes-tu pas amoureuse d’un Péruvien ? Tu devrais être fusillée pour trahison à ta patrie ! 

Ses camarades éclatèrent de rire, sans quitter leurs postes respectifs. Face à eux, à peine séparés par quelques mètres, les soldats équatoriens restèrent calmes en apparence, aucun signe extérieur ne vint trahir la rage qui les consumait. 

Enhardi par le silence, le soldat péruvien leva le poing gauche tout en tenant son arme réglementaire dans la main droite. 

– Vive le Pérou, bordel !  

La mère du garçon craignit le pire et fut tentée de courir vers son fils qui traversait le pont à ce moment-là et qui était reçu par les soldats équatoriens. L’un d’eux lui prit le papier des mains et le hissant tel un étendard de triomphe, cria : 

– Nous sommes comme ça, nous, les Équatoriens ! Les Péruviennes ne peuvent pas nous oublier ! Un vent de protestation se leva de l’autre front. 

– Singes idiots ! entendit-on. 

– Poules mouillées ! répondirent-ils. 

Les passants battirent immédiatement en retraite et, en quelques secondes, il ne resta plus que les soldats des deux camps, le petit garçon et ses parents. Ils furent les seuls civils à ne pas fuir, ils restèrent face à face, dans une attente angoissée, prêts à mourir si l’offensive armée commençait, à mourir si nécessaire dans cette guerre absurde avec laquelle ils n’avaient rien à voir, mais dans laquelle ils avaient été impliqués depuis le début. Éloignés l’un de l’autre, ils se cherchèrent du regard. Non, il n’était pas nécessaire de parler. Les mots étaient inutiles. Enfin, le fils arriva auprès de son père et se blottit dans ses bras.  

– Mon fils ! Mon petit garçon ! lui chuchota-t-il à l’oreille et il leva la main pour dire à sa femme qu’ils étaient ensembles, qu’ils avaient à nouveau surmonté la sombre menace quotidienne de la guerre. Les larmes lui montèrent aux yeux à la lecture de la lettre que portait son fils, alors il sortit un morceau de papier de sa poche et y écrivit quelques mots. Puis il le mit dans la poche de la chemise du garçon avec un peu d’argent. 

– Allez ! Que ce petit Péruvien retourne dans son pays ! exigea un soldat équatorien d’un ton impatient.

L’homme reposa l’enfant au sol et le petit garçon refit en sens inverse le chemin qui l’avait conduit des bras de sa mère à ceux de son père, supportant, avec la force d’âme que seule l’innocence procure, les diatribes de ces hommes retranchés depuis le 1er août sur le Pont International, attendant l’ordre d’ouvrir le feu. Deux mois s’étaient écoulés depuis que les frictions entre les milices des deux pays étaient devenues insupportables. Deux mois s’étaient écoulés depuis que la frontière avait été fermée. Celui qui était resté dans le mauvais pays subirait des sévices et des persécutions inconcevables de la part des services de renseignement de chacune des deux armées en conflit. 

Martin Carrion se couvrit les yeux d’une main pour atténuer la lumière pénétrante du soleil qui faisait montre de sa vitalité en une rapide ascension vers le zénith, tandis que de l’autre il disait au revoir à sa femme et à son fils qui, à cet instant, se tenant la main, prenaient le chemin de la maison familiale, là-bas, dans la ville agitée de Tumbes. Martin Carrion resta suspendu à ces quelques pas jusqu’à ce qu’il ne restât d’eux que la fraîcheur du souvenir. Encore bouleversé, il regarda sa montre-bracelet. 

– Oh, bon sang ! s’exclama-t-il, il est déjà presque huit heures ! 

Et comme tant de matins, il s’efforça de reprendre ses esprits afin de se rendre au garage qui l’attendait tous les jours depuis trois ans, avec son odeur rance de vieille huile. Son cœur battait la chamade à la suite de ces récentes retrouvailles. Il respira profondément pour tenter de calmer son rythme cardiaque, de l’apaiser avec les voiles de l’espoir qui menaçaient chaque jour de se déchirer face à la certitude que cette séparation forcée serait très longue. Il évitait avec anxiété les rues pleines de commerçants qui exposaient leurs marchandises à de rares clients. Il y a deux mois, Huaquillas était différente : elle se réveillait vêtue de costumes polychromes et un tourbillon d’accents péruviens imprégnait ses journées d’une joie inimitable, un effluve enivrant de l’amitié entre deux pays d’Amérique latine. 

Deux mois plus tôt, la vie de Martin Carrion était également différente. Le matin vaporeux le trouvait blotti dans les bras d’Olinda, sa femme, qui avait la rare capacité d’essuyer avec son sourire la poussière implacable de la pauvreté qui ternissait souvent le cristal immaculé de son bonheur. Avec elle, il avait découvert le chemin le plus court vers la félicité. 

Ils s’étaient rencontrés cinq ans auparavant, alors qu’Olinda était une jeune fille de 20 ans qui voyageait à Huaquillas avec sa mère pour acheter de la marchandise, et lui, un vendeur jovial de 26 ans qui aidait son parrain à tenir un petit étal de chaussures près du Pont. L’après-midi où il la rencontra, toute menue et souriante, il resta ébloui par la symphonie de sa voix et l’éclat ambré de son regard. Comme par enchantement, le monde lui parut dès lors plus beau devant l’irrésistible silhouette de cette femme qui, avec sa main innocente, avait grand ouvert les portes de son cœur jusqu’alors infranchissables.  

Insouciante de l’émoi qu’elle provoquait en lui, elle arrivait ponctuellement tous les vendredis après-midi à la petite boutique de chaussures informelle et, tout en riant, elle choisissait avec sa mère les paires de chaussures à acheter. Jusqu’à cet après-midi ensoleillé où elle vint seule parce que sa mère se sentait mal. Il trouva là une magnifique occasion pour lui déclarer son amour. Elle s’obstina à choisir les chaussures devant Martin qui, très gêné, ne savait comment engager la conversation si souvent préparée. Il était à présent intimidé par la jeune femme qui s’affairait sans cesse. Leurs yeux se croisèrent, par hasard peut être, et il s’arma de courage pour prendre entre les siennes, avec une infinie tendresse, ses mains délicates. Il les embrassa tant de fois qu’elle lui rétorqua :  

– Qu’est ce qu’il te prend ? Alors, tu embrasses les mains de tes clientes ? 

Elle retira ses mains brusquement, prit ses paquets et tenta de s’éloigner, mais il l’arrêta et, dans un accès de sincère émoi, ne put que dire : 

– Ne t’en va pas ! Je suis amoureux de toi ! 

Dans un élan incontrôlable, il l’étreignit. Elle resta immobile, ne sachant que faire, mais lorsque Martin essaya de l’embrasser, il trouva la petite barrière ferme de sa main basanée. 

– Tu es enrhumé, tu vas me contaminer, dit-elle en le regardant toute souriante. Il accepta cette vérité comme quelque chose d’insurmontable et ne trouva aucun argument pour la retenir lorsqu’elle prit ses paquets et se perdit dans le dédale de personnes et de stands informels qu’était alors Huaquillas. 

En 1995, après deux ans de fiançailles et après la déclaration d’Itamaraty, ayant bon espoir que les différends entre leurs pays allaient cesser, Martin et Olinda se marièrent et s’installèrent dans la partie nord de la ville. Un an plus tard naîtrait l’enfant, leur trésor. 

Tous les 29 janvier, les armées péruvienne et équatorienne faisaient en sorte de montrer leur désaccord avec le protocole de Rio, semant la peur parmi la population frontalière à l’approche de cette date. Olinda et Martin se sentaient plus unis dans ces moments de menace. Ils vivaient dans la peur chaque été, jusqu’à ce jour, le 1er août 1998, où ils découvrirent la frontière fermée et apprirent la nouvelle effrayante que le conflit entre le Pérou et l’Équateur avait pris des proportions démesurées. Heureusement, Olinda et le garçon s’étaient rendus à Tumbes deux jours plus tôt pour rendre visite à sa famille et tous deux étaient restés du côté péruvien. Pendant ces jours de séparation, Martin Carrion s’était demandé encore et encore pourquoi diable était-il tombé amoureux d’une femme péruvienne. Et son cœur, ne sachant comment défendre son choix, ne faisait que battre au rythme du tumulte des souvenirs sublimés par la nostalgie. 

– Qu’importe, se consolait-il, qu’importe si les dures cloches sonnent le tocsin, l’amour ne connaît pas de frontières. 

Il lisait avec anxiété les gros titres des journaux dans l’espoir d’entrevoir une solution à cette situation inconfortable. Il regardait avec une dévotion presque farouche les flashs spéciaux à la télévision pour plonger encore et encore dans la tristesse et le découragement. Alors il choisit de ne s’informer sur l’évolution du conflit qu’à partir des commentaires quotidiens des quelques clients du garage. 

Il la trouva dans la nuit du 26 octobre, lors de son départ négocié. Il craignit le pire quand il entendit les cris de la foule dans les rues. Effrayé, il ouvrit la porte et ce qu’il vit le figea sur place. Il n’en croyait pas ses yeux. 

Une rivière humaine l’arracha à cet endroit. Sans savoir comment, Martin se retrouva au milieu de ce tourbillon, criant à tue-tête : « Vive la paix », enlaçant tous ceux qui se jetaient dans ses bras, connus ou inconnus, dans un élan de bonheur incontrôlable. La joie submergea la ville. De chaque côté, le Pont International accueillait des gens ivres de joie qui y venaient dans l’espoir de retrouver l’ami, le frère, l’être aimé que la guerre avait séparé. Martin Carrion, transporté par cette euphorie contagieuse, embrassait tous ceux qui croisaient son chemin, homme ou femme, personnes âgées ou enfant. Deux ivrognes furent sur le point d’incendier une maison, obnubilés par tant de bonheur. Heureusement, le propriétaire les avait vus et arriva à temps pour leur retirer l’allumette et l’essence qu’ils essayaient de verser sur la porte et il n’y eut pas de tragédie. Au milieu de cette marée humaine qui gémissait, pleurait, s’étreignait, riait, criait le nom d’un être cher ou simplement embrassait qui le voulait, il y avait Martin Carrion. C’est là qu’Olinda et son fils le trouvèrent, complètement débraillé et la chemise déboutonnée. 

– Béni soit Dieu ! dit-il avant de les prendre dans ses bras. Trébuchant, avec beaucoup de difficulté, recevant encore des marques d’affection de ces malheureux qui ne trouvaient toujours pas les leurs, ils réussirent à sortir du tumulte avec beaucoup de difficulté. 

Puis ils restèrent longtemps à regarder ce merveilleux spectacle, avant de quitter le Pont pour enfin rentrer chez eux. Derrière eux, la joie ne diminua pas. Les Péruviens et les Équatoriens fêtaient enfin la signature tant attendue du traité de paix. Une fois de plus, l’amour avait vaincu la haine. Une fois de plus, les hommes avaient redécouvert le merveilleux sentiment de la fraternité. 

Olinda et Martin s’étreignirent. 

– Je t’ai manqué ? lui demanda-t-il. 

– Tu sais bien que oui ! Et nous, on t’a manqué ? 

– Tellement, tellement. Il la regarda avec tendresse. C’est curieux… 

– Quoi… ? 

– C’est curieux, mais en temps de paix comme en temps de guerre, le cœur ne sait faire flotter qu’un seul drapeau : le drapeau de l’amour. 

Ils continuèrent à marcher, dans les bras l’un de l’autre. Derrière eux, les feux de Bengale formaient des nids de couleur dans le ciel. 

María Elvira Núñez Muñoz 

Traduction Nelly André

Relecture L’autre Amérique«