Entretien avec Antonio Ortuño (Mexique) à propos de son livre La File indienne (Christian Bourgois, 2018)

Version en espagnol

Comment est née l’idée de votre roman La File indienne ? 

À cette époque-là, j’habitais aux alentours des voies ferrées de ma ville natale, Guadalajara, dans une zone qui a commencé à se peupler de Centraméricains. Guadalajara se trouve à des centaines de kilomètres de la frontière, donc les arrivées de migrants étaient rares. Leur présence était une anomalie et cela m’a donné envie d’en savoir davantage. J’ai commencé à me renseigner auprès des médias, dans les universités et auprès des organisations civiles. Puis, je me suis mis à écouter ce que racontaient les migrants dans la rue. Les écouter, au lieu de leur imposer un questionnaire, m’a été très utile. 

De l’autre côté de la frontière avec les États-Unis, l’histoire de La File indienne continue. Chaque migrant amène une valise pleine de souvenirs. Avez-vous l’intention d’écrire une suite ou un autre roman qui reprendrait ce sujet ? 

Je suis Mexicain et j’habite au Mexique. La File indienne est un roman qui explore les esprits malades des Mexicains qui discriminent, agressent et tuent ; et dans une moindre mesure, les malheurs vécus par les migrants. Du point de vue de la littérature, qui est mon champ de travail, je n’ai aucun intérêt pour les États-Unis. Les histoires des migrants leur appartiennent. Mon intention était juste d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe dans mon pays. 

Dans La File indienne, les personnages ont vécu des expériences brutales, laissant de vives blessures, et certains d’entre eux préfèrent garder le silence. D’un côté on pourrait croire qu’ils agissent ainsi pour éviter de compliquer leur situation et d’un autre côté il semble que ce silence soit dû au fait que ces expériences n’aient pas encore été assimilées et qu’elles ne fassent pas partie de leur narration personnelle. Partagez-vous ce point de vue ? 

Ici une précision s’impose. Dans le roman, les personnages mexicains parlent et disent plein de choses. La Negra ou le Bon citoyen guident la narration, tandis que Vidal (un bureaucrate) ou Luna (un journaliste) sont des personnages très éloquents, ce qui n’est pas le cas des migrants, comme vous le faites justement remarquer, qui pour la plupart sont déjà morts ou restent des victimes. Ils représentent l’autre. J’aurais eu l’impression d’usurper leur place de manière littéraire si j’avais essayé de m’emparer de leurs discours. C’est pour cette raison qu’ils ne parlent guère. Et aussi parce qu’en réalité ils parlent peu avec les Mexicains. Malgré cela, Yein a des propos qui me semblent très puissants, quand elle décide de se faire entendre. 

Votre livre ne fait pas une critique des motivations des Centraméricains qui traversent la frontière mexicaine ni du rôle des États-Unis dans cette situation. Cependant, ce sont les Mexicains qui sont mis en question et fortement critiqués, du citoyen lambda aux autorités politiques. Y a-t-il un message pour les lecteurs mexicains ? Est-ce une manière de les faire réagir ? 

C’est un roman écrit par un Mexicain pour des Mexicains et pour des Latino-Américains principalement. Les motivations des Centraméricains, ainsi que celles des millions de Mexicains qui ont dû migrer aux États-Unis me semblent totalement compréhensibles. J’insiste sur le fait que les actions des États-Unis ne m’intéressent pas d’un point de vue littéraire. Je n’écris pas dans leur ombre ni pour eux. Cela ne m’empêche pas d’admirer de grands pans de la culture américaine. Je ne me considère pas comme anti-américain. Tout simplement je crois que ce n’est pas un sujet qui me concerne. 

Est-ce que la migration interne ou internationale est une vanne de secours face à des problèmes insolubles ? 

Cela a toujours été le cas. Ma famille est arrivée d’Espagne en fuyant la guerre civile. Le Mexique a été leur terre d’accueil. En même temps, des millions de Mexicains ont dû quitter leur pays. 

L’humour dans votre œuvre a-t-il pour objectif de pouvoir supporter la corruption, l’impunité, la violence, le trafic de drogues et l’indifférence ou s’agit-il plutôt d’un trait de caractère particulièrement mexicain ? 

L’ironie fait partie de ma manière de comprendre la société et le langage. Je ne pense pas que cela soit une caractéristique nationale en tant que telle. Au Mexique il y a beaucoup d’humour, mais aussi beaucoup de mélodrame. Je ne me considère pas comme un humoriste. Je suis un éternel sceptique et par moments un satiriste. 

Comment percevez-vous les dynamiques de rejet et de racisme envers les migrants dans un pays qui a une histoire et une identité si fortement marquées par la migration ?

Le paradoxe d’un pays dont les habitants migrent en grand nombre et qui, après avoir souffert eux-mêmes de l’exclusion en tant que migrants, discriminent à leur tour, a été l’une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre. Le roman n’est pas un traité de psychologie sociale, mais j’essaie d’approfondir ce sujet. 

Le personnage principal du livre est une femme. Pourquoi avoir choisi un personnage institutionnel (représentant de l’État) féminin entouré d’hommes ?

Je n’arrivais pas à imaginer un personnage masculin capable d’autant de compassion que la Negra pour Yein. À partir de cette impossibilité j’ai habillé cette voix d’une identité féminine, qui sans être une héroïne, était capable de quelque chose d’inhabituel dans mon pays : la décence. 

Si vous écriviez ce livre aujourd’hui, comment serait-il ? Percevez-vous une évolution de la situation sociopolitique ? 

La situation n’a pas changé ou peut-être y a-t-il eu une recrudescence. Malheureusement, j’écrirais le même roman aujourd’hui. 

Traduction L’autre Amérique


La file indienne d’Antonio Ortuño par Mónica Pinto