Chaque année, des centaines de milliers de personnes cheminent sur les routes migratoires qui relient l’Amérique centrale septentrionale aux États-Unis. Ces migrations de masse, qui ont cours depuis maintenant un demi-siècle, sont relativement mal connues en Europe. Elles ont toutefois pris une place notable dans l’actualité géopolitique récente, puisque Donald Trump a fait du rejet de l’immigration clandestine un des fers de lance de son mandat, au mépris des droits humains les plus élémentaires. Peu de temps après son élection, les images saisissantes de plusieurs milliers de migrants réunis en caravanes pour entreprendre la traversée du Mexique depuis le Honduras ont fait l’objet d’une vaste couverture médiatique. Elles ont rappelé à la communauté internationale la véritable crise humanitaire que vit l’Amérique centrale ces dernières années, face à l’augmentation des migrations forcées et à l’absence de volonté politique pour accueillir dignement les exilés.
Dans la région centraméricaine, le Mexique est un véritable « pays-frontière » : non seulement tributaire d’une longue histoire d’émigration vers les États-Unis, il fait également office d’antichambre migratoire pour les exilés des trois nations du Triangle Nord d’Amérique centrale – le Guatemala, le Honduras et le Salvador –, qui représentent 98 % des quelques 400 000 personnes en situation irrégulière transitant par le territoire mexicain chaque année.
Trajectoires de violence à travers l’Amérique centrale
Ce courant migratoire vers le Nord anglo-saxon a été nourri par l’instabilité politique et sociale qui ne cesse d’agiter la région depuis les années 1970 ; son flux s’est intensifié à partir des années 1990, en dépit des accords de paix qui succédèrent à la guerre civile au Salvador (1992) et au Guatemala (1996). Depuis quelques années, le Honduras alimente très abondamment les statistiques de la migration vers le Mexique et les États-Unis ; ce petit pays d’à peine dix millions d’habitants est soumis à une véritable saignée démographique liée à l’émigration forcée.
Les raisons qui poussent les habitants d’Amérique centrale à l’exil sont multiples et souvent complexes. Outre les traditions migratoires anciennes qui structurent certaines régions, la prégnance d’un imaginaire de « l’ailleurs » nord-américain et l’existence d’un tissu communautaire aux États-Unis qui renouvellent sans cesse les départs, les motifs sont en grande partie d’ordre sociopolitique. Les maux chroniques qui affectent le Triangle Nord expliquent le caractère massif des déplacements forcés : grande pauvreté, chômage chronique, incurie de l’État et désertion des services publics, violence endémique liée au crime organisé, discriminations socio-ethnique et de genre.
À cette violence structurelle subie dans les sociétés de départ s’agrège celle de l’expérience migratoire à travers le Mexique. Le parcours du migrant est traversé par la violence, une violence protéiforme, exercée par l’environnement et les hommes, qui affecte chaque individu dans des proportions différentes, mais qui est toujours présente dans les récits de migration. À la violence du voyage, de l’épuisement et des conditions climatiques sur le chemin, répond celle des accidents survenus à bord de la Bestia – le très périlleux train de marchandises sur lequel voyagent la plupart des migrants –, mais aussi celle des abus physiques. La plume acérée de l’écrivain mexicain Antonio Ortuño rapporte puissamment cette réalité dans le roman La File indienne :
« […] même si tu réussis à échapper à tous ces prédateurs et que tu ne meurs ni de faim ni de soif, même si personne ne te viole ni ne t’agresse, ne te crible de balles ni ne te jette dans une fosse, il te faudra encore te demander de quelle manière tu entreras aux Etats-Unis, car ce sont les mêmes Mexicains qui ont semé ta route de frayeurs qui en contrôlent toutes les voies d’accès. »[1]
En effet, les migrants sont confrontés à un éventail de violations des droits humains au cours de leur périple sur le sol mexicain ; ils sont les victimes systématiques d’exactions de la part de la délinquance organisée, des fonctionnaires de l’État, voire de la population civile. La politique migratoire restrictive du gouvernement, l’omniprésence du crime organisé, les abus de pouvoir et la collusion entre les autorités et la délinquance, vulnérabilisent considérablement les personnes transitant de manière clandestine par le pays.
Dans les faits, il existe une véritable économie de la violence à l’encontre des migrants irréguliers : ceux-ci constituent une source de profits considérable pour les narcotrafiquants, qui contrôlent les réseaux de passeurs et organisent l’extorsion, les enlèvements et la traite d’une partie d’entre eux. Les cartels qui se disputent le contrôle de la zone frontalière au nord du Mexique les prennent régulièrement pour cible afin de porter atteinte aux affaires de leurs rivaux, comme nous le rappelle la sombre actualité du massacre perpétré dans l’État de Tamaulipas en janvier 2021 – à la suite duquel plusieurs policiers locaux ont été mis en examen pour leur implication dans l’affaire. Le système d’impunité et la corruption qui caractérisent le fonctionnement institutionnel et policier au Mexique expliquent les prévarications dont souffrent les migrants clandestins, l’absence de dénonciation de leur part et la conséquente perpétuation des abus.
L’avenir incertain des migrants environnementaux
Au-delà du marasme économique et de la violence due aux bandes organisées qui sévissent dans le Triangle Nord, les dégâts causés au Honduras par les ouragans Eta et Iota, à la fin de l’année 2020, nous rappellent que le dérèglement climatique et environnemental entretient également un lien causal avec la migration. Dans un récent article publié sur la plateforme journalistique salvadorienne El Faro, Carlos Martínez, envoyé spécial au Honduras après le passage des ouragans, décrit le paysage sinistré de la vallée de Sula, moteur économique du Honduras, où « la pluie a presque tout recouvert […], mis la pauvreté sens dessus dessous, gâté les récoltes, inondé les usines et détruit les ponts », et livre un témoignage édifiant sur les conséquences directes de la catastrophe sur le flux migratoire vers les États-Unis.
La liste des bouleversements provoqués par la dégradation d’origine anthropique du climat et de l’environnement est longue dans l’espace centraméricain : ouragans, sécheresses, inondations, montée des eaux océaniques, pollution, érosion et salinisation des sols, désertification des milieux naturels, altération et effondrement de la biodiversité… Ces sinistres entretiennent une relation directe avec la migration, puisqu’ils privent les habitants des régions affectées de leur habitation, de leur emploi, des fruits de la terre et de conditions de vie décentes. Les communautés rurales et indigènes, qui dépendent d’une économie agricole, sont particulièrement exposées aux menaces que laisse présager l’avenir climatique dans la région. Le Honduras, qui déverse déjà des dizaines de milliers d’exilés sur les routes migratoires chaque année, est le troisième pays du monde le plus exposé au risque climatique.
Pourtant, face au marasme social et économique que provoque d’ores et déjà la crise environnementale, il n’existe pas de statut juridique et politique permettant aux exilés de trouver légitimement refuge au-delà des frontières de leur pays. Cette problématique brûlante, systémique, qui concerne toutes les régions du monde, est pour le moment exclue du calendrier institutionnel et politique lié aux migrations.
Les individus, l’environnement et l’économie ne peuvent être dissociés, puisque l’altération de l’équilibre environnemental frappe de plein fouet les infrastructures, les rendements agricoles, et aboutit à des spirales d’endettement et de chômage, et souvent à l’éclatement des communautés lorsque les personnes actives désertent leur village pour chercher du travail ailleurs. Les Centraméricains en transit par le Mexique, qu’ils soient chassés par la misère, l’inemploi ou les drames environnementaux en cours, déclarent auprès des autorités et des ONG qu’ils sont partis à la recherche de travail ou d’un avenir plus rayonnant pour leur famille. Ils sont alors assignés par les autorités migratoires, et même par les ONG qui les accueillent, à la catégorie de « migrants économiques ». Dans les imaginaires des nations qui accueillent, la catégorie « migrant en transit » se confond bien souvent avec celle de « migrant économique », et renvoie à la figure du pauvre cheminant vers le Nord à la poursuite du « rêve américain », qui souffre toujours d’un défaut de légitimité dans sa quête d’une vie meilleure.
De l’importance des récits
« Je propose de transporter le lecteur – si tant est que cela soit possible – dans un quartier contrôlé par les gangs en Amérique centrale. Je lui propose d’entendre un indigène ayant fui le Petén. Je lui propose d’entendre la mère d’un garçon massacré par les Zetas [un gang mexicain]. Je suggère de porter à sa connaissance le sort d’une femme vendue alors qu’elle essayait de rallier son pays – ou de fuir le mien, selon le point de vue qu’on adopte. Je lui propose de savoir. »[2]
Óscar Martínez, Una historia de violencia.
Vivir y morir en Centroamérica (2016)
Face au simplisme rhétorique des catégories juridiques, du verbe institutionnel et de la communication politique, les récits des migrants eux-mêmes, mais aussi leurs paroles rapportées, narrées, retranscrites ou imaginées nous aident à saisir l’altérité, la variété et la complexité des points de vue et des trajectoires. À cet égard, la littérature, mais également les sciences sociales et le récit journalistique – que l’on pense aux chroniques réunies par Óscar Martínez Los migrantes que no importan (2010) ou aux témoignages assemblés par Camilla Panhard dans No Women’s Land (2016) – sont tout à fait essentiels pour enrichir ou déconstruire les discours portés sur le phénomène migratoire et ses acteurs. Écrivains, journalistes, chercheurs et défenseurs des droits de l’homme apparaissent aujourd’hui comme les porte-voix essentiels de la part grandissante de l’humanité jetée sur les routes de l’exil.
Sarah Tlili
[1] « Incluso si consigues escapar de todos los depredadores y no mueres de hambre o sed, incluso si nadie te viola o golpea o amenaza o secuestra, tortura, tirotea y arroja a una zanja, aún debes planear la manera en que entrarás a Estados Unidos, porque los mismos mexicanos que han sembrado de espantos tu camino controlan todas las rutas de acceso. »
[2] « Mi propuesta es que se traslade con la lectura — si es que eso no es imposible — a un barrio dominado por las pandillas en Centroamérica. Mi propuesta es que escuche a un indígena desplazado del Petén. Mi propuesta es que escuche a la madre de un muchacho masacrado por los Zetas. Mi sugerencia es que conozca lo que le ocurrió a una mujer que fue vendida cuando intentaba llegar a su país — o huir del mío, como lo quieran ver —. Mi propuesta es que sepan »