L’Amérique centrale : réelle malgré elle par Marie-Christine Seguin

Depuis l’Europe, l’Amérique centrale est un espace très vague, qui peut aller du sud des États-Unis à la Colombie, et plus largement pour ses habitants, l’Amérique centrale est perçue comme une Amérique hors de son centre, c’est-à-dire éloignée d’une réalité qui lui permettrait de se reconnaître en tant que telle, autre qu’un conglomérat de nations, elles-mêmes en question. L’Amérique centrale est un espace géographique entre terres et mers qui donne son sens au terme « continent ». Sans ce pont jeté entre le nord et le sud, ce n’est plus d’un continent américain qu’il s’agit, ce continent qui s’est affirmé, avant tout, comme une zone économique. La région s’est structurée autour des Provinces unies d’Amérique centrale, dont la date d’indépendance, le 15 septembre 1822, fait office de fête nationale dans les cinq pays d’origine – le Guatemala, le Honduras, le Salvador, le Nicaragua et le Costa Rica –, avant que son existence ait été consolidée par la construction économique de 1951. La région est donc vécue d’abord comme un marché avant d’être, selon ses habitants, une construction socioculturelle. 

Si les définitions possibles de l’Amérique centrale sont si nombreuses, c’est parce qu’elle rassemble une infinité d’histoires et de peuples – le Belize peut être considéré comme une ancienne colonie britannique puisqu’on l’intègre à la région aussitôt qu’on parle des influences caribéennes – , et parce qu’elle est stratégiquement ce pont, cette terre entre le Pacifique et l’Atlantique qui abrite une des civilisations les plus anciennes du continent. Elle est, en outre, enlacée et reliée à l’histoire du capitalisme mondial car, fantasmée par le vieux monde, elle porte les stigmates de sa violence et de son horreur.

C’est dire si cet espace est extrêmement mouvant et, de ce fait, d’une inépuisable dynamique. Impossible de faire coïncider l’Amérique centrale avec les notions d’ancrage, d’attaches, en dépit de l’incroyable patrimoine maya. De quelle tradition, de quelle culture vous revendiqueriez-vous ? Voilà une question piège faite à un Centraméricain, lequel garde une grande difficulté à contempler son histoire ancienne comme l’un des fondements de sa cohésion. L’Amérique centrale, du point de vue des Centraméricains, correspond avant tout à ceci : une absence endémique de cohésion qui empêche la construction d’une représentation d’un sens collectif et d’un imaginaire commun. Une absence de signes qui est le résultat, selon eux, d’un manque, encore un, d’une incapacité à être, à exister. En outre, ces sentiments et ces réflexions vont au-delà des griefs adressés à juste titre aux diverses politiques d’État ou, aux manquements de ces politiques à promouvoir la culture. Il est vrai que jamais autant de peuples n’ont partagé leurs difficultés à survivre – aux dictatures, aux révolutions, à la corruption -, ce qui revient à illustrer une première vision de ce qu’est l’identité centraméricaine. Si l’on use d’une comparaison, l’idiosyncrasie centraméricaine n’a rien à voir avec celle du Mexique et le chaleureux orgueil des Mexicains à appartenir à une nation qu’ils considèrent comme majeure entre toutes, rien à voir non plus avec les populations de pays comme l’Argentine, le Pérou, le Chili, entre autres, qui se retrouvent autour d’une identité certes complexe mais fusionnelle sur quantité de critères, de signes et de référents. On peut donc avancer qu’il y a une convergence, en Amérique centrale, à se situer sur une ligne de fuite, à se sentir exister dans le diffus puisque ces populations résistent à se reconnaître dans une frontière géographique et socioculturelle simple.

L’Amérique centrale a été nommée par opposition à la Mésoamérique qui englobe une partie du Mexique. L’unité de cet espace est sous-tendu par les civilisations anciennes mais pas seulement, car il faut considérer le poids du divers, du divergent, de la mosaïque linguistique et culturelle qui composent l’espace centraméricain au cours de son histoire, que l’on pense par exemple aux populations Garifuna ou Moskito. 

D’autre part, la condition d’oubliée de l’Amérique centrale repose en Europe sur le jeu des intérêts économiques et politiques. Par exemple, les écrivains mexicains et ceux de l’Amérique latine hispanique sont plus diffusés en Europe car les échanges économiques entre leurs pays et le Vieux Continent sont d’un autre ordre que ceux qu’entretiennent les pays d’Amérique centrale. Exception faite de quelques auteurs comme Ruben Darío, Miguel Angel Asturias ou Ernesto Cardenal, les écrivains qui ont participé, à leur façon, à l’évolution de leur pays sont méconnus du grand public européen. La première question que se posent des lecteurs européens concerne peut-être l’histoire culturelle de l’Amérique centrale, qui demeure aussi marginale en Europe, en tant que champ d’études, qu’en Amérique centrale, même si la recherche universitaire a progressé depuis le milieu des années 1990. À l’inverse, durant une certaine période, l’expression littéraire des pays d’Amérique centrale était connue du public nord-américain parce que l’actualité politique des années 1970 et 1980 de leurs pays était fortement liée ; elle l’est toujours, mais les mouvements de contestation ont déplacé certains curseurs qui n’ont finalement pas offert davantage de visibilité à cette région. À l’époque et contrairement à l’Europe, de nombreuses recherches avaient été effectuées par les universitaires américains, des recherches et des études sociologiques, économiques et culturelles. Parallèlement les théories critiques européennes que recevaient les chercheurs centraméricaines passaient par les États-Unis, la « French Theory » du mouvement du post-structuralisme notamment. Le processus sociopolitique ayant évolué, l’intérêt a décru de part et d’autre et nombre de manifestations interculturelles en ont fait les frais, mais le XXIe siècle avec internet a relancé les échanges culturels et continue à faire évoluer les occasions d’accéder aux regards des uns et des autres.  

Les années 1990, en Amérique centrale, correspondent à la fin de la plupart des mouvements révolutionnaires, à la fin des guérillas et à une période d’accords de paix : 1992 au Salvador, 1996 au Guatemala, entre autres. On assiste, alors, à une transition néolibérale orchestrée par des gouvernements qui, sous l’apparence d’un progressisme démocratique, se laissent très vite gagner par la corruption. Cet état de fait ne laisse que peu d’espace à un travail sur le patrimoine et il empêche ces pays de construire l’histoire commune de l’Amérique centrale. Néanmoins, la mondialisation économique est en train de changer la donne car des fondations espagnoles et allemandes contribuent à promouvoir des activités culturelles, le patrimoine, les musées. La conscience de participer à une histoire mondiale est de plus en plus nette même si elle naît d’un fort désenchantement. La jeunesse accroît les moyens de publications, de médiations et même si le résultat n’est pas encore présent, le nombre d’acteurs culturels ouvre sur un échange interrégional et international grandissant. Je recommande à cet effet l’essai rédigé en français de Dante Barrientos Tecún intitulé Amérique centrale : étude de la poésie contemporaine. L’horreur et l’espoir.[1] Sa perspective est historique et il prend en considération le discours poétique des années 1940 à 1975 à partir du matériau journalistique, des événements politiques, des publications dans la presse, des associations et des clubs de poésie des cinq pays de l’isthme (le Panama et le Belize sont exclus de cette étude). La production littéraire et le processus poétique en tant que tels s’inscrivent dans une perspective socioculturelle qui révèle l’entrée de ces pays dans le XXe siècle politique et économique mondial. C’est un des axes inédits de l’essai de Dante Barrientos Tecún que d’embrasser ce processus par le matériau poétique. 

L’actualité centraméricaine est finalement diluée dans le contexte de la réalité latino-américaine dominante, laquelle ne tient pas compte des spécificités de ces pays, si ce n’est pour les asseoir dans une histoire qui renvoie à la mythologie des Mayas (au Mexique du sud, au Guatemala, au Honduras et au Salvador par exemple) et qui relève aussi de l’exotisme du roman régionaliste – qui a évolué depuis le courant du roman indigéniste –, comme dans les romans du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias. Plus récemment, l’écrivain Horacio Castellanos Moya né au Honduras et qui a grandi au Salvador a connu un grand succès en Espagne puis dans divers pays européens. Aujourd’hui, une dizaine de ses romans et contes sont traduits en français. Il s’est fait connaître en cultivant un style de roman noir qui reflète une grande violence psychologique. Ses œuvres portent les traces d’un lien entre histoire et fiction, celles d’une Amérique centrale qui est toujours en train de panser ses plaies après des années de violences qui, si elles ont changé de visage, continuent à être présentes. On pense aussi à la traduction récente du roman Défriche coupe brûle de la Salvadorienne Claudia Hernández. 

Il ne reste qu’à se féliciter des dernières traductions en français d’extraits de recueils et de romans de certains auteurs contemporains centraméricains par des traducteurs chez divers petits éditeurs de livres et de revues comme les Éditions des Lisières, la revue Teste – véhicule poétique, les éditions Al Dante. Ce phénomène concourt à porter les écrivains centraméricains à la connaissance du public français.

Marie-Christine Seguin 

Maître de Conférences 

 Littérature et civilisation hispano-américaine 

Institut Catholique de Toulouse 

Relecture L’autre Amérique


[1] Dante Barrientos Tecún, Amérique centrale : étude de la poésie contemporaine. L’horreur et l’espoir, L’Harmattan, 1998.