[…] Je suis un écrivain centraméricain né au Guatemala. Je viens de la région la plus invisible du continent. Dans ce pays Kafka, Beckett, Bataille et Sade ne sont pas du tout absurdes. Saló de Pier Paolo Pasolini évoque la réalité politique et sociale de l’élite guatémaltèque. Peut-être est-il plus troublant de lire une littérature pleine de tendresse ou d’espoir, car chaque matin la défaite et la tristesse emplissent les journaux.
Tout au long de l’histoire culturelle de mon pays, des efforts notables ont été déployés pour maintenir des espaces culturels décents où la présence de l’État guatémaltèque était minime. Les maisons d’édition ont vu le jour à la fin du XIXe siècle, à l’aube de la littérature moderne et de l’avènement des avant-gardes historiques, et ont été le noyau autour duquel ont gravité les intellectuels les plus éclairés. Dans la première moitié du siècle dernier, les dictatures grotesques et la persécution politique des dissidents n’ont pas été assez fortes pour empêcher des auteurs comme Enrique Gómez Carrillo, Rafael Arévalo Martínez, Luis Cardoza et Miguel Ángel Asturias d’exister, eux qui ont peut-être donné un modèle à la littérature guatémaltèque. Mais parler d’eux, c’est faire référence à deux mondes : la province reculée et l’Europe cosmopolite où ils ont vécu et produit le meilleur de leur travail créatif.
Les années 1940 ont amené la révolution au Guatemala, un changement radical dans la logique de pouvoir que la société avait hérité de la colonie. Comme on l’imagine, la culture et la pensée, ces exercices qui avaient été réprimés par les dictatures bananières, sont devenues immédiatement visibles. Les jeunes écrivains ont alors pris les rênes de la nouvelle littérature : Augusto Monterroso, Otto-Raúl González, Mario Monteforte Toledo, Carlos Navarrete et Carlos Illescas ont laissé leur empreinte en s’intégrant à ce qui était alors la littérature latino-américaine. Plus tard, lorsque le gouvernement démocratique de Jacobo Árbenz a été renversé par des mercenaires engagés par la CIA, ils se sont exilés et ne sont jamais revenus vivre au Guatemala. Ils vivaient tous au Mexique, où ils ont trouvé un espace où ils pouvaient produire leur meilleur travail.
Une longue période de ténèbres et d’extermination s’est ouverte après 1954. Les intellectuels se sont radicalisés et leur participation politique a coûté la vie aux esprits les plus brillants de leur temps. Au cours des années 1960 et 1970, alors que la répression la plus brutale se déchaînait sur le continent, des mouvements artistiques ont émergé et ont apporté avec eux des innovations tant dans la forme que dans le propos. L’indigénisme comme source fondamentale de la rhétorique actuelle est entré en crise et un récit expérimental a vu le jour, un récit urbain et familier qui a atteint sa meilleure représentation dans le roman Los compañeros (1976) de Marco Antonio Flores. Il convient de noter que la chose la plus importante à cette époque a été la brèche que les écrivaines ont ouverte dans un espace où les femmes étaient jusque-là invisibles et dans un paysage culturel où prédominait le machisme caudilliste : Luz Méndez de la Vega, Margarita Carrera, Carmen Matute, Delia Quiñónez et Ana María Rodas, et je tiens à souligner que cette dernière est la poétesse qui marque les horizons politico-esthétiques du féminisme centraméricain avec le recueil Poemas de la Izquierda Erótica (1973). En même temps, les événements ont fait germer un autre genre littéraire et marquent le récit guatémaltèque, c’est le témoignage avec trois livres fondamentaux : Me llamo Rigoberta Menchú y así me nació la conciencia (1983) de la lauréate du prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú, Mujeres en la alborada de Yolanda Colom (2018) et Los días de la selva (1981) de Mario Payeras.
Pour comprendre pourquoi une telle richesse caractérise la littérature du Guatemala, il est important de souligner que c’est dans cette région qu’est né le livre le plus ancien du continent, le Popol Vuh, sauvé de l’oralité maya-quiché pendant la colonisation par le moine Francisco Ximénez, ce qui conduit à réfléchir à l’existence d’une littérature écrite par des auteurs d’origine indigène comme Francisco Morales Santos (né en 1940), Humberto Ak’abal (1952-2019) et Luis de Lión (1939-1984). Ce qu’ils ont apporté est loin de la mystification culturaliste et exotique des peuples originels en Occident, car ils ont créé des œuvres qui vont aux racines les plus profondes de la poésie, de l’essai et du roman. Je pourrais citer comme chefs-d’œuvre, les livres suivants : Madre, nosotros también somos historia (1988), El guardián de la caída de agua (1993) et El tiempo principia en Xibalbá (1985). Aujourd’hui, cet horizon s’est élargi avec de nouvelles voix : Daniel Caño, Sabino Esteban, Rosa Chávez et Pedro Chavajay.
Après la signature des accords de paix et la fin de la guerre civile, beaucoup d’auteurs sont revenus au Guatemala après de longs exils et ils ont commencé à diffuser leur travail à travers des maisons d’édition déjà consolidées, comme : Magnaterra, Piedra Santa, Artemis Edinter, El Pensativo, Óscar de León Palacios, Letra Negra, Palo de hormigo et Editorial Cultura. Ces maisons ont permis de faire connaître les œuvres de Manuel José Arce, Gerardo Guinea Diez, Arturo Arias, Carol Zardetto, Carolina Escobar Sarti, Roberto Monzon, Juan Carlos Lemus et Luis Aceituno.
La littérature guatémaltèque actuelle est peut-être née au milieu des années 1990 avec les livres Manual para Desaparecer (1996) de Francisco Alejandro Méndez, El hombre de Monserrat (1994) de Dante Liano et Cárcel de árboles (1991) de Rodrigo Rey Rosa. Ce qui viendra plus tard sera lié à un mouvement culturel qui a prospéré grâce à des maisons d’édition alternatives fondées et dirigées par des écrivains qui représentent à leur tour des piliers irremplaçables de la poésie et du récit contemporains : Simón Pedroza (Mundo Bizarro), Estuardo Prado (Editorial Equis), Carmen Lucía Alvarado et Luis Méndez Salinas (Catafixia). Trois éditeurs qui reflètent dans leur catalogue ce qu’il y a de plus raffiné de cette nouvelle étape : Juan Pablo Dardón, Wingston González, Jessica Masaya, Vania Vargas, Alan Mills, Julio Prado, Julio Calvo, Juan Calles, Pablo Sigüenza, Julio Serrano, Ronald Flores, Leonardo Garzaro, Diana Morales, Gabriel Tzoc, Maurice Echeverría, KiQué, Carlos Meza, Luis Carlos Pineda, Lorena Flores, Alejandro Marré, Pablo Bromo, Eduardo Juárez, Leonel Juracán et Eduardo Villalobos.
Je voudrais conclure sur l’excellente santé dont jouit le récit guatémaltèque depuis les premières décennies de ce siècle. Je tiens à le souligner car cela me semble s’inscrire dans le droit fil de ce qu’ont fait Méndez, Liano et Rey Rosa en leur temps. Je pense aux auteurs suivants : Oswaldo Salazar, Eduardo Halfon, Valeria Cerezo, Denise Phé Funchal, Rodrigo Fuentes et Arnoldo Gálvez.
[…] La littérature est peut-être la seule chose qui subsiste aujourd’hui au Guatemala au milieu des débris de la guerre, des cataclysmes politiques et du système économique prédateur qui étouffe cette miette de la planète, ce petit espace auquel j’appartiens.
Cerrito del Carmen, le 7 août 2021
Javier Payeras
Traduction Marie-Christine Seguin
Relecture L’autre Amérique