Fragments argentins par Léo Gazier Barraco

Une jeune femme aux cheveux noirs ébouriffés, vêtue d’une robe rouge parsemée d’étoiles noires, baigne dans une flaque de sang, au coin d’une maison rose. Le nœud papillon perdu dans sa chevelure semble, lui aussi, ne plus respirer. Les quelques lampadaires de la rue éteignent à l’instant leurs paupières électriques, laissant à l’obscurité la plus totale le soin d’éclairer ce crime mystérieux.

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Mardi 18 septembre 

Comme à son habitude le prof est arrivé avec quelques minutes de retard. Il n’était pas seul, une jeune femme l’accompagnait. Elle nous fusillait du regard, ses pupilles nous mitraillaient d’intensité. Avant même de la connaître je voulais déjà être son amie, connaître son passé qui ne pouvait qu’être monstrueux. Ses yeux regorgeaient de douleur. Elle s’appelait Eva, elle avait passé une audition la semaine dernière – un monologue d’une pièce de Bernard Chaud apparemment –  et intégrait directement les cours de deuxième année.

Je n’ai pas eu le temps de passer avec Simon, mais bon pas très grave j’ai toujours du mal à l’embrasser à la fin de ma tirade. On n’en a jamais vraiment parlé avec Nino, mais je comprendrais que ça le gêne. Il devrait voir la tête de Simon à chaque fois, terriblement gêné. 

Puis Eva est passée sur une tirade de Bérénice. Bouleversant. Tout le monde a pleuré, même le prof. 

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, 

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? 

Que le jour recommence et que le jour finisse, 

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice  

J’aimerais rendre aussi réelle la souffrance. J’aimerais qu’elle me livre tous ses secrets d’interprétation. À la fin du cours je suis allée lui parler. La conversation se faisant tout seule, nous décidâmes d’aller boire un verre. Elle prit un verre de Palermo, une sorte de martini sans alcool. Elle buvait cette boisson pour se remémorer son quartier d’enfance. Puis elle m’a raconté son histoire, la vie à Buenos Aires, sa relation avec Julio, son arrivée à Paris. Et j’ai commencé à comprendre.

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Brune est une blonde aux yeux chocolatés. Lorsqu’elle entre dans une pièce on la remarque ; par sa simple présence, elle désaxe légèrement le cours des choses. Son prénom coloré, elle le doit à sa maman, coloriste de bande dessinée. Son papa, lui, était programmateur des cinés. Son copain Nino, elle l’a rencontré dans une salle de ciné, lors d’une conférence sur les similarités entre ciné et bande dessinée. C’est ce qu’on appelle la destinée. 

Amoureuse des histoires, Brune décida l’année dernière de passer des auditions pour une école de théâtre. Depuis plus d’un an elle joue la comédie et improvise hebdomadairement. 

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Depuis deux semaines, le départ matinal de Brune provoque la tourmente de Nino. La scène qu’elle travaille en ce moment est une scène d’amour. Il ne se souvient plus du dramaturge ni de la pièce en question, ni même des personnages. Ce dont il se souvient est très simple : une femme déclare son amour à l’homme qu’elle aime depuis son enfance, puis l’embrasse. 

Autrement dit, Brune aime et embrasse un autre homme. Il sait bien que c’est du théâtre, que dans mimer le réel il y a mimer. Mais il ne peut s’empêcher de se poser des questions. Est-ce possible de répéter encore et encore une telle scène sans que les sentiments interprétés imbibent nos émotions ? Peut-on à la longue, colorier de vérité un « faux baiser » ? Les baisers matinaux qu’il échange avec Brune sur le pas de la porte ne seraient-ils pas devenus paradoxalement les répétitions des baisers joués sur scène ? Lorsqu’il s’agit de jouer l’amour, la vie privée devient-elle une coulisse ? Est-ce que le pourvoyeur de faux baisers est lui aussi invité à cette putain de soirée argentine ? 

Nino prit son portable pour se changer les idées. Son écran l’informe qu’il est vingt-deux heures, Brune est partie à sa soirée depuis maintenant une heure. Parmi les notifications apparues sur son téléphone, la plus récente retint son attention : « Le Monde : Un homme âgé renversé par une voiture, sauvé par un jeune médecin interne déguisé en vieux monsieur moustachu ». Intrigué, il clique sur l’info et lit avec curiosité l’étonnant fait divers. 

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C’est aux alentours de 20h30 que Paul, interne imberbe des hôpitaux de France, au visage faussement ridé et agrémenté d’une moustache blanche tout aussi mensongère, sauva la vie de Michel, piéton étourdi, non pas par la lumière du soleil – les lunettes de soleils noires que portait le vrai faux médecin aurait pu nous tromper sur ce point – mais par la merveilleuse maison rose lui faisant face lorsqu’il traversa la rue. Selon les quelques témoins, Michel n’aurait tout simplement pas vu le petit bonhomme rouge annonçant la potentielle arrivée de la voiture incriminée. Une fois projeté au sol, Michel reçut l’aide de Paul, à première vue vieux monsieur et à deuxième vue jeune sauveur. Quand le choc survint, Paul tapotait le code (18B99 pour les curieux) de l’immeuble situé en face de la maison rose. Auditeur de l’accident, il se retourna et prodigua immédiatement un massage cardiaque à l’intéressé. La sueur, conséquence de l’effort requis pour sauver Michel, provoqua la chute de sa fausse moustache sur le torse de l’étourdi. Puis très rapidement, les fausses rides maquillées du jeune médecin coulèrent sur le plus tout jeune Michel, jusqu’à remplir les siennes, réellement creuses. Baptisé par la transpiration de son masseur sauveur, Michel rouvrit les yeux, parvint à respirer et suivit les pompiers dans leur camion, qui appelés entre temps, prirent le relai de Paul. À noter que tous les témoins s’accordèrent pour dire que le jeune médecin était vêtu d’un déguisement aux allures d’un samedi. 

G.K.C. Vendredi 21 Septembre 21h57

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La police fouille l’appartement. Tel un testament laissé au monde, une feuille griffonnée dormait sur la table, entourée d’un stylo et d’un verre de Palermo. Le texte était daté du mercredi, deux jours avant l’assassinat. 

Bleu 

Ses sous-vêtements tombèrent l’un après l’autre au bord de la mer. Elle titubait de plaisir, les doigts de pied espacés au rythme des grains de sable. Elle plongea nue dans l’océan. L’eau salée recouvrait totalement son corps, assaisonnant ses tâches de rousseur parsemant sa poitrine. Alba flottait dans le bleu des souvenirs. Elle écoutait le chant des oiseaux et leurs mélodies sinueuses, sûrement des rouge-gorges. Le clapotis des vagues l’enivrait. Le silence se mêlait aux bruits de la nature. Alba composait enfin la musique de sa vie. Le passage d’un poisson entre ses seins lui rappela les fleurs bleues la recouvrant. L’océan allait soigner son corps, le temps, cicatriser son passé. Son futur émanait de la mort.  

Deux ans que le ciel et l’océan n’avaient plus été bleus. Deux ans qu’Alba en était recouverte. Éclaboussée le soir par la folie de son copain, le matin elle se fardait de mensonges. Ses excuses, ses pleurs, lui avaient fait accepter l’inacceptable. Il la battait, puis la prenait dans ses bras. Le meurtrier se déguisait en victime. Les cris se transformaient en larmes. Chaque jour le drame et la comédie se succédaient. Mélangé à la noirceur de la violence, le bleu virait parfois vers le rouge. Un rouge sang. Mortel. 

Ces aplats de couleurs qui la peignait regorgeaient de souffrance. La beauté de la nature s’estompait coup après coup, au rythme des pleurs. Chaque geste violent vidait le monde de ses couleurs. Les enfants dans la rue commençaient à confondre le ciel et les nuages. Le noir et blanc ruisselait dans les rues de la réalité. Le soleil, caché par la poudreuse céleste, prenait des allures de mythes, la côte d’Azur disparue du langage. Les rouge-gorges durent changer de patronyme. Les vers de terre furent sauvés par l’orthographe.

Le corps d’Alba avait absorbé toutes les nuances imaginables. L’encre assassine dégoulinait sur sa peau. Ses muscles buvards se noyaient dans la noirceur humaine déversée par son compagnon. 

La peur, qui lentement la tuait, la maintenait paradoxalement en vie. Chaque battement de son cœur lui rappelait la régularité des coups assenés par son copain. Son rythme cardiaque intériorisait la violente précision du sanglant métronome. Noire. Noire. Croche. Noire. Son corps n’était qu’une vaste partition. Sa vie une danse macabre. Elle pressentait la note finale, celle qui allait mettre un terme à sa vie. Elle dut tuer pour vivre.

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Jeudi 20 septembre 

Eva m’a invitée à son anniversaire qui a lieu demain soir. Elle m’a prévenue qu’il y aurait beaucoup d’Argentins. J’ai noté toutes les indications pour parvenir jusqu’à chez elle, un vrai labyrinthe. Tous les invités doivent se déguiser en une célébrité d’Argentine. Ça tombe bien, mon héroïne de BD préférée est Argentine. Je me déguiserai en Mafalda.

Hier soir j’ai écrit une petite histoire en m’inspirant de celle d’Eva. Comme ma mère, j’ai colorié sa douleur. Il m’est difficile de l’écrire, mais parfois, j’envie la souffrance d’autrui. J’en suis presque jalouse. J’aimerais qu’on me trompe, qu’on m’insulte, qu’on me frappe. Pour preuve, le plaisir que j’ai ressenti à m’approprier son douloureux destin. Je me revois rêver de diluer ses bleus dans mon sang, de me baigner dans ses pleurs. Comment jouer la souffrance sans l’avoir ressentie précédemment dans sa vie ? Pourquoi Nino m’aime-t-il autant ? Fais-moi souffrir putain !

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Eva m’attendait sur le perron. Malgré mon retard provoqué par l’accident, je faisais partie des premiers arrivés. Elle apprécia mon déguisement et je la remerciais encore une fois pour m’en avoir donnée l’idée. À vrai dire niveau Argentine je n’y connais pas grand-chose, je ne reconnaissais aucun des accoutrements qui m’entouraient. En revanche, tout le monde parlait français, et ce presque sans accent. 

Les gens commençaient à bien rigoler, je racontais quelques anecdotes de salle d’opérations qui font toujours rire, les invités continuaient mélodieusement à remplir l’espace. Deux femmes animaient la soirée du côté sud du salon, on aurait dit deux sœurs. L’une, aux allures de mécène et aux traits sévères, semblait décider par son regard qui avait le droit de participer à leur conversation. L’autre, plus jeune et plus extravagante, me rappelait le visage d’une poupée de mon enfance. L’homme séduisant assis à ses côtés devait sûrement être son mari. Il papotait avec un mec qui portait des chaussettes jaunes assez laides, et qui observait scrupuleusement le plafond. Les deux se faisaient appeler « les deux mecs » par tous les autres invités, allez savoir pourquoi. Puis arriva une fille déguisée en Mafalda, enfin un déguisement à ma portée. Tous les regards se l’accaparèrent, même celui du grand trublion qui dessinait une marelle dans la cuisine. Une fois installée dans le salon, elle observa méticuleusement le détail du tableau me faisant face. 

Puis on a commencé à jouer à des jeux d’alcools. Je dois avouer que je ne m’en souviens plus très bien. Il y avait une histoire d’animaux où chacun dévorait quelqu’un et était à la fois mangé par un autre. J’étais un renard et je devais tuer l’une des deux sœurs, une poule. Je me souviens que Mafalda était la proie d’un tigre, mais j’ai oublié qui incarnait le félin. C’est à ce moment que le gars aux chaussettes jaunes, qui tout comme moi ne comprenait pas grand-chose au jeu (c’était peut-être lui le tigre quand j’y réfléchis) m’a proposé, d’une voix posée et hachée d’interruptions, une téquila mortelle. Tout en préparant les shots il se vantait de connaître par cœur, mais vraiment par cœur, les gendarmes de Saint- Tropez. Assez étrange, mais bon passons. 

Il m’expliqua qu’une téquila mortelle consistait à sniffer un peu de sel délicatement posé sur la surface joignant le pouce et l’index, à s’enfiler un shot de tequila dans le nez et enfin s’asperger l’œil avec un citron. Ça c’est en théorie, en pratique nous avons bu le shot normalement. Nous en bûmes quatre d’affilée, autant vous dire qu’au bout du quatrième on voyait totalement flou. Complètement saoul, j’eus l’étrange sensation d’être coincé dans un tunnel phosphorescent. 

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A 01h24 Ernesto commença à dormir sur le sol de la cuisine, précisément sur la marelle. Les tequila mortelles bues avec George l’avaient achevé. De son côté, George, plus excité que jamais, se mit à insulter Eva, à l’agripper. Elle lui cria de bien aller se faire toucher le sexe par sa maman, espèce de connard ! Enragé, il la gifla en retour. C’est alors que la fille déguisée en Mafalda, auditrice puis spectatrice de l’engueulade intervint. Les trois sortirent de l’appartement afin de s’expliquer dans la rue. 

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Je crois que c’est au moment où ma sœur me faisait comprendre que George, Eva et la fille déguisée en Mafalda s’étaient volatilisés depuis plus de 20 minutes, qu’un jeune homme tambourina à la porte. Il cherchait à tout prix une jeune blonde qui s’appelait Brune. J’ai trouvé ça très comique. Puis quand nous lui répondîmes qu’il n’y avait aucune blonde à cette soirée, il se remit à crier et à menacer un prénommé Simon, que s’il le trouvait il le flinguerait. Tout laissait à penser que cet homme aux yeux remplis de haine s’était trompé de soirée. Pas de blonde, pas de Brune, pas de Simon dans notre pampa alcoolisée. 

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Une observation minutieuse de la police scientifique prouve que l’arme du crime, retrouvée quelques jours après dans une poubelle, était un couteau suisse.

Leo GB