La littérature cubaine pour enfants et adolescents : un fruit inattendu de la révolution par Joel Franz Rosell

Version en espagnol

De toutes les littératures latino-américaines, la littérature cubaine est l’une des mieux représentées dans l’édition française, aux côtés de la littérature argentine, mexicaine et brésilienne. Un large échantillon de romans et, dans une moindre mesure, de nouvelles, d’essais, de poèmes et de textes dramaturgiques cubains étaient présents dans les catalogues des maisons d’édition françaises avant même que la révolution castriste (1959) ne place la plus grande île des Antilles au cœur des médias internationaux. 

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Cependant, la littérature jeunesse cubaine est pratiquement inconnue en France, bien qu’elle soit l’un des rares genres littéraires à avoir concrètement émergé avec un régime qui a non seulement révolutionné un pays ayant besoin de réformes, mais qui a également introduit le socialisme dans l’hémisphère occidental. Seule une poignée de titres (presque tous de l’auteur de ces lignes) a été traduite en français. Et s’il n’est pas difficile d’oser invoquer des raisons contextuelles et conjoncturelles, le contraste entre ce désintérêt français et la présence abondante de titres et d’auteurs de la littérature jeunesse cubaine contemporaine en Espagne, en Argentine, au Mexique ou en Colombie attire l’attention. 

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Les livres pour enfants et adolescents du XXIe siècle

L’approche critique des aspects décevants de la réalité cubaine est devenue une marque de fabrique de la littérature jeunesse avec des auteurs, comme Enrique Pérez Díaz et ses œuvres mélancoliques Las cartas de Alain[1] et El niño que conversaba con la mar [2], Mildre Hernández et ses très parodiques Memorias de una vaca[3] et l’humour acide de Una niña estadísticamente feliz[4] ou Eldys Baratute et les touches grotesques de Marité et Cucarachas al borde de un ataque de nervios[5]. D’autres auteurs abordent moins fréquemment des « sujets dits tabous » avec brio, comme le poète bien connu José Manuel Espino avec son roman fondé sur des e-mails Papá.com, Elena B. Corujo avec le déchirant Nobody’s Store, Yamil Ruiz avec Alicia (mille fois plus incorrecte que celle de Lewis Carrol) et Eudris Planche Savón, avec Hermanas de intercambio[6] qui questionne la famille et l’école. 

D’une certaine manière, Luis Cabrera Delgado avait ouvert la voie avec son roman jeunesse, aussi acclamé que controversé, ¿Dónde está la Princesa?[7], la première et peut-être la seule œuvre du genre à aborder l’impact mortel du VIH sur les adultes et les enfants marginalisés. Auteur prolifique et agité, Cabrera rend universel l’espace reconnaissable du Cuba d’aujourd’hui dans des paraboles aussi ingénieuses que El misterio del pabellón hexagonal[8] et Camposanto florecido[9], bien que beaucoup de ses livres ne mentionnent même pas le pays où il vit. 

Le développement d’une littérature pour les jeunes et, surtout, pour les jeunes adultes est un phénomène relativement récent. Il aborde les domaines de la dystopie, de l’heroic fantasy, de la science-fiction et, dans une moindre mesure, du roman policier et du roman d’horreur et de mystère. La collection populaire, Ámbar, de la maison d’édition Gente Nueva, commence faire des émules dans certaines maisons d’édition reconnues du territoire Yoss, Michel Encinosa Fú, Eric Flores Taylor, Bruno Henríquez, Elaine Villar Madruga, Erick Mota et Raúl Aguiar font partie des auteurs les plus en vue.

Parmi les écrivains cubains pour enfants qui ont une œuvre déjà conséquente beaucoup étaient inconnus, ou presque inconnus, avant de quitter Cuba. C’est le cas d’Alma Flor Ada, dont l’œuvre en vers et en prose, généralement destinée aux enfants, couvre plusieurs décennies, et de Yanitza Canetti, autre autrice prolifique qui, comme la précédente, réside et publie principalement aux États-Unis. Le cas d’Andrés Pi Andreu est différent, il poursuit depuis les États-Unis sa brillante carrière commencée à Cuba et a réussi à recréer efficacement la culture métissée des enfants émigrés dans des titres tels que Lo que sabe Alejandro[10] et 274

Peu d’auteurs expatriés ont réussi à mener une véritable carrière d’écrivain. Le cas de Sindo Pacheco est assez exceptionnel. Il a publié en dehors du pays un titre assez critique, Las raíces del tamarindo[11] (2001), et à Cuba un autre tout aussi bien écrit, mais plus politiquement correct El beso de Susana Bustamante[12] (2019). Antonio Orlando Rodríguez, pour sa part, a à peine publié à Cuba depuis qu’il a émigré, mais nombre de ses récits et poèmes en prose sont édités dans divers pays du continent, comme El rock de la momia y otros versos diversos[13] (2005) ou Cuento del sinsonte olvidadizo[14] (2010). De son côté, Joel Franz Rosell, qui n’avait publié que deux livres avant de quitter Cuba en 1989, compte actuellement une trentaine de titres en Espagne, en France et en Amérique latine ; des textes aussi bien marqués par une ambiance cubaine comme Mi tesoro te espera en Cuba[15] (2000-2002), Exploradores en el lago[16](2009) ou La Isla de las Alucinaciones[17] (2017), que situés dans d’autres territoires et à d’autres époques comme La leyenda de Taita Osongo[18] (2004-2006), Concierto nº7 para violín y brujas[19] (2013) ou El plátano aventurero[20](2020). 

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Au sein de l’île, l’activité critique n’a pas retrouvé l’ampleur qu’elle avait dans la seconde moitié des années 1980, malgré l’existence d’événements dédiés aux livres jeunesse, comme la rencontre internationale « Para leer el XXI[21] » ou la rencontre nationale « Una merienda de locos[22] », les deux se tenant à La Havane, et l’« Encuentro Nacional de Literatura Infantil y Juvenil[23] » (à Sancti Spiritus). Les comptes rendus de chaque édition sont publiés, faisant ainsi connaître des chercheurs liés à l’enseignement de la littérature jeunesse dans les instituts pédagogiques. La revue « En julio como en enero[24] » (fondée par la maison d’édition Gente Nueva en 1984) et la revue « Bijirita » (de la maison d’édition Cauce, plus récente) sont des supports plus réguliers, même si les publications peuvent être espacées, pour la promotion du livre et de l’illustration pour enfants, tandis que les supports sur le web exploitent mal leurs larges possibilités ; la rareté des critiques qui ne sont pas eux-mêmes écrivains et la courte vie des éditions destinées à la jeunesse n’arrangent rien.

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Le changement structurel le plus important de l’édition cubaine pour les enfants et les jeunes qui s’est produit au cours des dernières décennies est la création du « système éditorial territorial » qui a mis fin au centralisme éditorial de la capitale, avec le quasi-monopole de la maison d’édition Gente Nueva (installée à La Havane comme les éditeurs Unión et Casa de las Américas, qui ont publié une poignée de titres annuels, essentiellement les lauréats de leurs prix respectifs). Ce n’est qu’à l’autre bout du pays que l’Editorial Oriente publiait les titres de quelques auteurs qui, à cette époque, se consacraient à la jeunesse dans leur région. 

Le système éditorial territorial est sans doute la seule conséquence positive de la crise des années 1990. La création d’une ou plusieurs maisons d’édition dans chaque capitale de province, consolidée par la mise à disposition de petits imprimeurs de type RISO, a ouvert les portes de l’édition aux écrivains – notamment de l’intérieur du pays – qui n’avaient jamais, ou très peu, réussi à publier. La littérature jeunesse a probablement été le genre le plus favorisé par cette diversification des maisons d’édition, puisque les enfants représentent le public de lecteurs le plus important à Cuba et les livres qui leur sont destinés, comme ils sont plus courts, consomment moins de papier et posent moins de problèmes de reliure en province.

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En s’appuyant sur des petites maisons d’édition et des imprimeurs de province, la plupart des titres produits à Cuba au cours des deux ou trois dernières décennies ont eu un tirage limité à leur province ou à ses frontières, à peine prolongé par le réseau Ateneo de librairies spécialisées. De nombreux titres manquent de lectures critiques et les rencontres avec le public n’apportent pas assez de « retours » aux auteurs, ce qui crée une relation peu saine avec un cercle restreint d’initiés. La réimpression des titres est extrêmement rare – même ceux qui remportent un succès auprès du public et de la critique, ou les grands classiques. Mais même lorsqu’on leur offre la possibilité de publier, les auteurs préfèrent mettre en avant des œuvres inédites… qui n’ont pas toujours atteint la maturité nécessaire ou manquent de renouvellement.

J’ai commencé par dire que la littérature jeunesse cubaine a toujours entretenu une relation étroite avec les problèmes de son temps. C’est ce qui explique le grand nombre de titres qui reflètent aujourd’hui le désenchantement d’un modèle nationaliste-autoritaire d’État qui ne garantit que dans les grands discours les besoins fondamentaux de la population. Enfants et adolescents partagent avec les adultes les pénuries matérielles, la démotivation, la corruption et l’effondrement des services (éducation, santé, retraites) et de diverses structures fondamentales (logement, voies de communication, eau, électricité). Dans un pays où il n’y a pas de liberté de la presse, de nombreux écrivains utilisent le livre pour enfants pour exprimer leur déception, sans préciser les véritables causes du problème. Aujourd’hui les soi-disant « sujets tabous » dominent la scène éditoriale (ce sont les livres le plus souvent récompensés et acclamés par la critique) avec une multitude de familles dysfonctionnelles, d’adultes violents ou incapables de remplir leur rôle de formation et de protection des plus jeunes (comme les parents ou les enseignants). Paradoxalement, les écrivains – qui ne peuvent pas dire franchement que tout cela est le résultat d’un modèle de société et d’exercice du pouvoir ratés – ne remplissent pas non plus leur mission de formation et de protection des enfants et des adolescents par la littérature. 

Joel Franz Rosell

Traduction L’autre Amérique 

www.elpajarolibro.blogspot.com

auteurjeunessedecuba.blogspot.com


[1] Les lettres d’Alain

[2] Le garçon qui conversait avec la mer

[3] Souvenirs d’une vache

[4] Une fille statistiquement heureuse

[5] Blattes au bord de la crise de nerfs

[6] Sœurs de substitution

[7] Où est la princesse ?

[8] Le mystère du pavillon hexagonal

[9] Cimetière fleuri

[10] Ce qu’Alejandro sait

[11] Les racines du tamarin

[12] Le baiser de Susana Bustamante

[13] Le rock de la momie et autres vers divers

[14] Nouvelle de l’oiseau moqueur étourdi

[15] Mon trésor t’attend à Cuba

[16] Explorateurs sur le lac

[17] L’île des hallucinations

[18] La Légende de Taita Osongo

[19] Concert n°7 pour violon et sorcières

[20] La banane aventurière

[21] « Le XXI à lire »

[22] « Un goûter de fous »

[23] « Rencontre nationale de la littérature pour enfants et adolescents »

[24] « En juillet comme en janvier »