Gutiérrez a secas de Vicente Battista par Roberto Montaña

Version en espagnol

Vicente Battista, Gutiérrez a secasRBA Libro, 2002 [Inédit en français] Argentine

« Un fait littéraire » 

Selon Bioy Casares, Kipling fait une erreur lorsqu’il a intitulé « La plus belle histoire du monde » (« The Finest Story in the World »), l’histoire ratée des vicissitudes que Charlie Mears a subies dans des vies antérieures, naviguant sur les mers inconnues d’un monde antique. Pourquoi, se demande Bioy, les confidences d’un galérien grec peuvent-elles, a priori, constituer une histoire plus intéressante que celle d’un batelier qui promène des touristes dans le delta du Tigre[1] ? On pourrait étendre la même question au protagoniste de Gutiérrez a secas[2], le roman de Vicente Battista, qui raconte la vie grise et sans charme d’un écrivain de commande. À première vue, Gutiérrez n’a rien d’intéressant à nous raconter, ses journées se succèdent, sous la férule d’un éditeur tyrannique et d’un ami insolent, harcelé par des relecteurs fantomatiques et chérissant – comme tout homme médiocre – un rêve qui est toujours à portée de main, mais qu’il ne concrétise jamais. Pourtant, le lecteur est piégé presque sans s’en rendre compte et succombe à des situations qui tournent en rond ou qui ne se révèlent jamais pleinement ; il est plongé dans un vertige de mots et de répétitions qui, loin d’être aléatoires, ont une finalité esthétique définie et précise. On se rend vite compte que le secret de Gutiérrez a secas n’est pas dans le quoi, mais dans le comment, dans un récit agile et irrévérencieux qui, allié à une prose subtile et musicale, nous emmène jusqu’au bout sans répit. Vicente Battista, l’un de plus grands représentants de la génération dorée de la littérature latino-américaine, a suffisamment de métier et de références pour le faire ; néanmoins cela surprend et nous amène à affirmer sans aucun doute qu’il s’agit d’un beau roman. L’adjectif n’est pas exagéré et renvoie au titre de l’histoire de Kipling, ou plutôt cherche à l’imiter : aucune histoire n’est belle à cause des circonstances qu’elle raconte, car la beauté n’est pas dans les faits, la beauté est un fait littéraire. Et nous devons être reconnaissants chaque fois que nous rencontrons un auteur dont le talent inépuisable nous le rappelle. 

Roberto Montaña

Traduction L’autre Amérique 


[1] Delta des fleuves Paraná et Uruguay

[2] Gutiérrez tout court


L’invité du jour : Roberto Montaña (22 juin 2021)

L’écrivain uruguayen Roberto Montaña a accepté notre invitation pour nous parler de son roman Rien à perdre (Métailié, 2021) paru très récemment.