Les suicidés du bout du monde de Leila Guerriero par Lola Albarracín

Leila Guerriero, Les suicidés du bout du monde : chronique d’une une petite ville de Patagonie, traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik, Rivages, 2021, 218 p. 19 € [Los suicidas del fin del mundo : crónica de un pueblo patagónico, Tusquets, 2006]

« Partout il se passe des choses, mais dans une si petite ville tout a l’air pire. » C’est ainsi que Leila Guerriero pose le cadre de son premier livre, Les suicidés du bout du monde, enfin traduit en français aux éditions Rivages. Nichée au fin fond de la Patagonie, Las Heras est une toute petite ville, jadis prospère grâce au pétrole, engluée depuis les années quatre-vingt-dix dans le chômage, l’abandon, la mort : une douzaine de jeunes s’y sont suicidés entre 1997 et 1999, le dernier s’est pendu à l’aube du nouveau millénaire.

Mue par le désir de comprendre les raisons de ces suicides, la journaliste argentine part enquêter fin 2001. Plusieurs séjours sont nécessaires pour observer ce que cachent les volets fermés, les rues vides d’une ville soumise à la poussière, au vent. Une ville comme un défi lancé à la nature, car « là où la nature renonce et met des arbustes et quelques pierres, la bête humaine s’obstine à mettre des maisons, des écoles, une place… ». Une véritable ville fantôme, dont les habitants n’ont pas d’existence officielle – en l’absence de statistiques démographiques, de registre des décès.

Grande écrivaine, Leila Guerriero décrit avec finesse les ravages du deuil, tout en composant des portraits saisissants, tragiques et drôles – une patronne de bordel, un coiffeur exubérant, un professeur d’anglais au maquillage soutenu… L’auteure sait aussi donner corps à ce qui ne se dit pas, mais s’entend : le vent comme écho de la mort, le silence comme miroir des non-dits. Il en résulte un magnifique croisement du vent et des gens, du contexte et du sous-texte, du désert patagon et de la désolation intime.

Les mots échouent à expliquer la mort, mais Guerriero ne cherche pas la vérité. Son journalisme est clinique, au chevet de l’humain, servi par une éthique aux trois solides piliers : écouter, enquêter, écrire. Dans sa belle postface, elle retrace avec sincérité sa démarche, sans se mettre en avant ni s’effacer derrière son sujet ; elle se tient à côté, à bonne distance, elle l’accompagne comme l’on accompagne les endeuillés, les proches des jeunes décédés, sidérés par l’incompréhension et le chagrin.

Lors de la présentation de son livre à la librairie Cariño, l’auteure a comparé le travail du journaliste à celui du pêcheur, dont la principale qualité est la patience. Quand on prend le temps d’écouter et d’observer, a-t-elle confié, « la réalité offre une orchidée». 

Si le vent emporte les mots, l’écriture de Guerriero les ancre bien au sol, pour que les morts aient enfin une existence. Et c’est elle qui leur offre une orchidée.

Lola Albarracín