L’ancêtre de Juan José Saer (Arg) Mónica Pinto

L’Ancêtre, Juan José Saer, Le Tripode, 2018, 172 p. [El Entenado, Elefanta editorial, colección América, 2015]

Juan José Saer (1937-2005) est originaire de Santa Fe, en Argentine. Ce fils d’immigrés syriens part vivre à la campagne où il écrit son premier roman en 1963. C’est à Paris, en 1983, qu’il publie El entenado. Saer est un des grands écrivains latino-américains ; on peut considérer que son œuvre littéraire relève du « nouveau roman moderne », en raison de ses intrigues classiques marquées de passages méditatifs confinant à la poésie.

Narré à la première personne, le roman relate les péripéties d’un mousse au cours d’une expédition espagnole ; un mousse que « l’orphelinage a jeté dans les ports [où] les prostituées, l’alcool et les capitaines de vaisseaux [lui] ont donné une éducation ». Le récit de cette expédition s’inspire d’un fait historique qui a eu lieu pendant la conquête de l’Amérique, au XVIe siècle.

Pour son malheur, le navire espagnol tombe entre les mains des Indiens Colastiné. Cette tribu anthropophage réduit l’équipage à néant, à l’exception du personnage principal, qui finit par devenir le « fils adoptif » (« el entenado »). L’œuvre de Saer n’est pas un roman historique même si elle a l’apparence d’une chronique. On peut même penser qu’il s’agit d’un récit épique à la lecture des cent premières pages, qui dévoilent à première vue toute l’intrigue. 

Tout au long de l’ouvrage, la tension est constante. Le lecteur ne cesse de se poser des questions sur le sort du personnage.

Lors de sa captivité, le mousse traverse une tempête d’émotions : il ne parle pas la langue de la tribu et doit tout déchiffrer ; par moments, on croit comprendre que les Indiens le prennent pour une divinité ; le protagoniste ne fait jamais partie de la tribu, ce n’est qu’un spectateur à qui personne ne fait l’effort d’expliquer ce qui arrive.

Un des points culminants du roman intervient certainement quand le personnage assiste au sacrifice de ses compagnons, qui sont cuits à la braise et dont les têtes sont écorchées. Les Indiens les dévorent lors d’une espèce de rituel festif qui prend fin sous la forme d’une orgie. Le délire collectif est provoqué par les effets de l’aguardiente ; les Indiens se livrent alors à la nourriture et au sexe, un rituel qui est réalisé chaque fois qu’ils partent chasser un équipage.

Au moment de sa libération, le mousse est pris pour un sauvage ; il tarde à retrouver l’usage de sa propre langue ; c’est alors au tour des Espagnols de vouloir l’emprisonner. Cependant, son sauveur apparaît : le père Quezada. Ce dernier le recueille davantage par curiosité vis-à-vis des us et coutumes de la tribu que par charité ; il lui enseigne à lire et à écrire, mais « soixante ans après, ces Indiens colonisent inexpugnablement [sa] mémoire »…

Saer, dans son roman, nous fait monter dans une embarcation et nous jette à la mer, comme le font les Colastiné avec le mousse ; il nous rend captifs de son œuvre et nous libère lorsque nous comprenons qu’il existe d’autres formes de vies et de sociétés avec leurs propres règles ; celles-ci ne sont ni bonnes, ni mauvaises, seulement différentes ; et ce n’est pas pour autant qu’elles n’ont pas de valeur.

Mónica Pinto

Traduction de Sara Tlili et de L’autre Amérique