Guadalupe Nettel, La hija única, Mexico, Editorial Anagrama, 2020, 235 p. [L’oiseau rare, traduit de l’espagnol (Mexique) par Joséphine de Wispelaere, Paris, éd. Dalva, 2022, 284 p.]
« Comme quelqu’un qui, sans jamais avoir pensé au suicide, se laisse tenter par l’abîme depuis le haut d’un gratte-ciel, j’ai senti la tentation de la grossesse ». C’est avec ces mots que la narratrice de La hija única témoigne de ses rapports difficiles avec la maternité, dès les premières pages du roman. La jeune femme, résolument indépendante, rejette radicalement le rôle maternel et la présence des enfants dans sa vie.
Elle est donc plongée dans la consternation lorsqu’Alina, sa meilleure amie – elle aussi réfractaire depuis toujours à la vocation maternelle – lui exprime son désir de tomber enceinte. La relation d’amitié entre les deux jeunes femmes est d’autant plus bouleversée que les médecins annoncent à Alina, après plusieurs mois de grossesse, que son bébé est atteint d’une maladie rare, et qu’il ne survivra pas à l’accouchement. Ballottée par le poids de ce deuil in utero, la jeune femme se claquemure dans l’angoisse et la solitude psychique.
Pour se démêler de l’impuissance qu’elle ressent face aux circonstances, la narratrice se préoccupe du sort de sa voisine, Doris – une jeune femme traumatisée par la relation avec son ex-compagnon violent, mort dans un accident. Doris vit claustrée dans l’opacité protectrice de son appartement avec son jeune fils Nicolas, né de cette union délétère. Elle est détruite à petit feu par l’attitude du garçon, qui cède quotidiennement à des crises de rage, injurie sa mère et casse tout autour de lui, emprisonnant Doris dans le souvenir de la violence du défunt père.
Guadalupe Nettel nous livre un récit féministe, critique et réflexif sur le sujet de la maternité, qui est relatée sans fioritures, à travers le récit des expériences traumatiques de ses personnages. Cependant, sa critique échappe à la caricature par la subtilité de la narration. L’autrice n’illégitime aucun des multiples rapports à la maternité ; à travers son récit, elle restitue la complexité de l’expérience maternelle, aux antipodes du discours normatif idéalisant la maternité – supposément instinctive, synonyme de plénitude et de réjouissances unanimes. Grâce aux différentes voix de son récit, elle propose une caractérisation ample, contradictoire et donc inclusive de l’expérience maternelle.
Alina et Doris nous rappellent que, pour les mères, la maternité est bien souvent synonyme de souffrance, d’épuisement, voire de deuil. À travers le récit de l’isolement qu’elles endurent, Nettel souligne que, dans les sociétés patriarcales – et a fortiori dans la société mexicaine – il n’existe pas de véritable réseau social de relai maternel ni de prise en charge collective des enfants. Tout repose sur les femmes, et sur la figure à la fois toute-puissante et opprimée de la mère (les Mexicains vous le diront : « Con la madre nadie se mete »). Cette sacralisation du rôle maternel ne sert qu’à occulter l’acculement des femmes aux limites du foyer et au « rôle historique assigné à leur sexe », selon les mots de la narratrice.
Sara Tlili