Trocs par Santiago Craig (Arg)

Santiago Craig, Trocs, Texte extrait du recueil 27 façons de tomber amoureux, traduit de l’espagnol (Argentine), par Gilles Moraton

Achetez une petite boule de verre, de celles qui ont un arc-en-ciel à l’intérieur. Il s’en vend encore et elles ne sont pas chères. On en trouve dans des bazars, dans quelques librairies et dans les magasins de cochonneries chinoises. Pour en acheter une, vous devrez probablement en acheter plusieurs. Elles se vendent dans des petits filets qu’il est agréable de tenir dans la paume de la main et de secouer doucement pour que les billes s’entrechoquent et que vous puissiez entendre le tintement. Un son qui a voyagé sans altération depuis l’enfance de nos grands-parents jusqu’à aujourd’hui. Jouez un moment mais ne vous attardez pas. Mettez à part une des boules – n’importe laquelle, ne choisissez pas, le temps perdu là avec tant de nonchalance ne revient pas – et trouvez un enfant entre six et sept ans. Un enfant avec lequel il est possible de parler et de raisonner mais qui croit encore tout ce qu’on lui dit. Quelqu’un de facile à tromper ou convaincre. A cet enfant, qui pourra s’appeler Bautista ou Salvador, ou n’importe comment, dites que votre boule n’est pas une boule quelconque. Quand il vous demandera pourquoi, vous pourrez lui répondre que c’est une planète naine et que vivent à l’intérieur des millions d’êtres minuscules ou que la boule est un talisman conservé par une caste de guerriers élus, un objet qui passe de génération en génération sans que personne sache très bien quels sont ses secrets et ses pouvoirs.

Vous pourrez aussi vous accroupir et faire tourner la boule sur le sol, vous montrer animé et amusant, heureux de faire ce que vous faites, et l’enfant, qu’il s’appelle Bautista, ou Salvador, ou n’importe comment, ne pourra pas, à cet âge, être plus fort que la curiosité, il sera prêt alors pour la deuxième étape. Une fois captée la curiosité de l’enfant, en échange de la boule vous devrez obtenir, une de ses dents. De lait, sans violence, de celles qui sont à cet âge tremblantes ou déjà tombées. Les incisives centrales presque certainement, celles que vous appelez familièrement, parce que vous n’avez pas l’habitude de nommer les dents, les dents du bonheur. Une suffit, deux seraient un abus inutile. Face à l’éventualité de doutes ou de protestations, à cause de la tradition de les cacher sous l’oreiller pour que la petite souris laisse une pièce, prenez un air sérieux – ils ont six ans, sept ans, ce ne sont plus des bébés – et endossez la responsabilité de lui faire découvrir une de ces premières vérités douloureuses, donnez-lui un premier coup de pouce pour l’amener vers l’effarante maturité. Il n’y a pas de petite souris, ni de fées, ni de lutins : l’histoire de l’argent sous l’oreiller, ce sont les parents.

 Avec la dent propre, et si possible enveloppée dans un mouchoir, dans un sac, ou ne serait-ce que dans une serviette, allez dans le quartier d’Agronomia. Si vous n’êtes pas de là, ne demandez pas, prenez un plan. Les gens du quartier ne savent pas non plus comment aller d’un endroit à un autre. Trouvez la rue Nueva York et marchez. A un moment, généralement vers le soir, vous allez croiser un groupe de chats qui suit une femme maigre et sans manteau. Une femme propre, peignée avec soin et à la peau laiteuse mais rougie sur les épaules, les chevilles, les poignets. Ne laissez pas cette femme vous distraire, il est facile de s’amuser de la scène, d’autant plus si vous savez, comme vous le saurez après la virgule, que vous êtes là pour trouver une sorcière. Ce n’est pas elle, prenez-le en compte ; en réalité c’est un homme quelconque, parfois avec une chemise bleue, d’autres fois bordeaux, et toujours un pantalon de travail. De ceux que portaient les gauchos quand il y avait là une steppe, ceux portent aujourd’hui les concierges. Cet homme est la sorcière. Comment le savoir, c’est votre affaire. Vous devez lui donner la dent. Parlez-lui directement, sans détours. Dites-lui « J’ai une dent, je veux un rat. »

Ensuite, laissez-le vous emmener jusqu’à cette maison aux murs grossiers peints à la chaux, laissez-le ouvrir la porte et écarter les lanières de plastique aux motifs géométriques qui servent de rideau ; traversez l’atmosphère trouble de la pièce, ne regardez pas les enfants et les femmes dans les fauteuils, ne caressez pas les chiens, ne dites pas bonjour et ne demandez pas ce qu’ils sont en train de regarder à la télé. Dans cette chambre bleue au plafond en placo, à l’odeur de sciure pisseuse, gardez votre sang-froid, malgré les masques sinistres, les éventuels éclats de sang séché sur le sol, les armes blanches étalées sur la table. Quand vous verrez l’enclos, les cages rouillées, ne tardez pas à choisir, montrez le plus violet de tous et dites-lui. Ne le touchez pas. Ils mordent. La sorcière vous le donnera dans une petite cage individuelle où il contient à peine. Le régime rouge est à base de betteraves, prunes, cerises, si c’est la saison, précisera la sorcière. Merci, lui direz-vous, de toute façon je ne vais pas le garder longtemps. Une fois dehors, soufflez. Ça correspond à ce qui vous semblait, ce n’est pas un rat que vous avez là, c’est un cobaye. La peau, le museau, les yeux violets. Un tubercule palpitant, il ronge et se secoue. Ne vous préoccupez pas de la dent. La sorcière l’utilise pour tromper. Il n’y a pas de sorts, de malédictions, de conséquences. Sa magie ne marche pas. Le cobaye, vous allez l’emmener au sud. Trenque Lauquen[1]. Un lieu que tout le monde connaît. Il s’appelle « La Casinada »[2] et il appartient à un étranger. Écossais pour les uns, Australien pour d’autres. Personne ne le sait avec certitude. Parce que ça n’a pas d’importance. Vous allez donner le cobaye à ce type. S’il vous y invite, vous prendrez l’apéritif avec lui. En regardant une plaine sans fin, l’étranger va vous dire que, même si vous-même et vos compatriotes ne le savez pas, vous appartenez à un peuple éclairé par la chance. Le cobaye, il va le larguer au-dessus d’un trou plein de crocodiles et il abaissera un levier pour mettre en marche un chronomètre analogique. Chaque crocodile aura une couleur peinte sur le dos et des paris auront été pris. Mais ça, pour vous, rien. Faites l’idiot quand il vous parlera de collections et de taxidermie. Croyez-le. Dites oui à tout. Accompagnez le type jusqu’aux écuries, chevauchez, recevez sans poser de question la caisse de bois fermée. Supportez-en le poids, elle fera une dizaine de kilos denses mais pas accablants. Ne faiblissez pas, ne demandez pas d’aide. Quand vous le pourrez, allez jusqu’à la barrière, puis sur le chemin, à l’arrêt du minibus. Allez-vous-en.

Ce qui suit est facile. Entre les bandes de bois souple, découvrez la pierre dans la boîte. Terne et froide. Ce n’est pas un bijou, elle est laide. Un temps, vous pensez que vous vous êtes fait escroquer. Mais rapidement vous vous rendez compte qu’il s’agit d’une météorite. Il y en a des milliers dans le champ. Presque personne ne le sait. Presque tout le monde s’en moque. C’est ça. Des pierres laides. Elles viennent de l’espace. Dans l’espace aussi il y a des choses laides et inutiles.

Aux urgences de l’Hospital Posadas, il y a une femme qui aide les infirmières. Elle ne fait pas partie intégrante du personnel, pourtant, sur une demi-journée, elle les aide dans leurs tâches en échange de médicaments. Elle en a besoin pour elle, pour son frère, pour ses enfants. Ils souffrent tous d’une condition génétique qui les fait grandir tordus et sans résistance. Les médicaments les recalcifient, soulagent les douleurs, compensent la chimie, les maintiennent en vie. L’autre moitié de la journée, la femme travaille dans une immense maison, en bas de San Isidoro. Se cheveux, vous le noterez, sentent un peu le jasmin, un peu l’anesthésiant, à cause de cette vie éparpillée en des lieux si opposés. Vous lui direz que vous avez la pierre. Que vous devez voir, sans intermédiaires – en dehors d’elle-même, bien sûr –, madame Julia. Elle va vous emmener sans rien demander. Vous la sentirez heureuse, peut-être même elle exultera, parce que, si vous dites la vérité, sa vie va prendre une autre dimension. Madame Julia ne sera pas aussi vieille que vous l’imaginez. Une femme d’une cinquantaine d’années, athlétique et la mâchoire assurée. Vous la verrez assise dans un fauteuil de rotin et de coussins. Elle vous recevra comme dans les romans noirs les veuves ambiguës reçoivent les détectives. D’un ton sensuel et la voix ironique. Sans aucune confiance en votre expérience mais en restant agréable, au cas où. Elle va vous demander le matériel et vous ouvrirez la boîte. Dans l’exaltation, dans la surprise, dans la joie impossible à contenir, madame Julia va laisser tomber le châle qui lui couvrait les genoux et vous découvrirez qu’elle n’a qu’une jambe. Elle va vous embrasser et appeler un homme chauve habillé de vêtements de travail. Vous allez vous dire : le jardinier. Mais non. Ce n’est pas ça. C’est un homme qui ne coupe pas, ne taille pas, ni ne soigne le jardin. Il fait d’autres choses. L’une d’elles est de vous demander si vous préférez la voiture ou du liquide. Vous direz la voiture. Il pendra congé de tous, signera quelques papiers et ira sortir un Dodge Charger 440 Magnum de couleur noire. Bien qu’elle semble neuve, la voiture a déjà servi. Un de ses propriétaires les plus célèbres a été pour un bref laps de temps l’acteur Steve McQueen. Ce sera une heure tranquille, quand vous arriverez à la Panamericana, à contrecourant du trafic. Vous pourrez voir passer le ciel du bleu à l’orangé et un peu aussi au violet. Pensez une dernière fois à la grande maison de San Isidoro, au parc taillé qui ne se termine jamais, aux choses que vous avez cru entendre quand madame Julia chuchotait au téléphone. Quelque chose sur la chaleur, quelque chose sur le matériel nécessaire pour une prothèse. Sentez dans vos pieds comment on accélérait il y a cinquante ans, laissez le cuir du volant vous frotter la paume des mains. Écoutez le ronronnement du moteur, un son qui a voyagé sans altération depuis l’époque de vos grands-parents.

Il fait nuit, maintenant. Promenez-vous un peu. Laissez-les vous voir. Habituez-vous à cette force anonyme et désincarnée des yeux qui vous regardent. Attirez l’attention. Et quand vous arriverez à ce croisement, garez la voiture sans considération pour les règles. Descendez, et en vous appuyant à la portière, croisez les bras sur votre poitrine. Alors va s’approcher une fille magnifique, intelligente, saisissante, intéressée. Elle ne vous aurait jamais parlé. Jamais. Mais maintenant oui. Quand elle dira « salut », répondez « allons-y ».


[1]Ville à 450 km au sud de Buenos Aires

[2]Mot à mot, le « presque rien »