Le lyrisme fantasmagorique de Marcial Gala
La cathédrale des noirs, Marcial Gala, traduit de l’espagnol (Cuba) par Maïra Muchnik, Belleville, 2021
Appelez-moi Cassandre, Marcial Gala, traduit de l’espagnol (Cuba) par François-Michel Durazzo, Zulma, 2022
Un Cubain écrit à Buenos Aires
Marcial Gala est sans nul doute l’écrivain le plus déconcertant de la littérature cubaine de ces dix dernières années. A la surprise qu’a suscitée son apparition dans le paysage éditorial, s’ajoute l’étonnement du lecteur devant une écriture qui ne ressemble en rien à celle des auteurs de l’île caribéenne connus en Europe et en Amérique latine. Lauréat du Prix Alejo Carpentier à Cuba en 2012 pour La cathédrale des noirs puis, pour Appelez-moi Cassandre, du prix Ñ à Buenos Aires où il réside actuellement, Gala se fait aujourd’hui connaître du lecteur français avec la traduction de ces deux romans, et après la publication de la nouvelle « Chienne de vie » par la revue Graminées en 2019.
L’originalité du style de Gala repose sur sa façon de transcrire les conflits qui traversent la société cubaine, théâtre de tous ses livres. Plutôt que de livrer le témoignage de personnages picaresques ou de se satisfaire d’une écriture réaliste qui éviterait prudemment d’aborder les causes de la tragédie que vivent les Cubains depuis six décennies, Gala préfère raconter ses histoires en adoptant un point de vue fantastique, faisant cohabiter les vivants et les morts, pour livrer un constat sans concession sur le résultat catastrophique de la révolution cubaine. Le racisme à Cuba et l’homophobie sont les principaux sujets des deux romans où la détresse, le désespoir, et surtout l’échec, sont le lot commun des personnages.
La cathédrale des noirs de Cienfuegos
Le roman s’ouvre sur l’installation de la famille Stuart, fraîchement débarquée de Camagüey, à Punta Gotica « quartier de noirs oubliés et de blancs délaissés » de la banlieue de Cienfuegos. Arturo Stuart, le patriarche autoritaire de la famille, projette de construire une cathédrale évangélique qui ferait de cette ville du sud de Cuba une nouvelle Jérusalem. Autour du récit fragmenté de ce que l’on peut interpréter comme la reformulation critique de l’utopie révolutionnaire s’agrègent, sans solution de continuité, une vingtaine d’histoires. Il y a Berta, l’adolescente qui joue la médiatrice entre l’esprit d’Aramís et celui de sa maîtresse afin de changer leurs destins et finit par devenir écrivaine, Prince, le poète et parricide ou encore Le Goret, complice de multiples homicides et chargé de découper les corps des victimes qui seront avalés par des centaines de personnes. Une figure se détache de ce kaléidoscope, celle du Gringo, qui assassine à tour de bras afin de vendre à de riches clients la chair humaine de ses victimes comme s’il s’agissait de viande de bœuf- mets rare et très prisé à Cuba, monopole d’Etat et donc vendu sous le manteau. Ses crimes constituent sans doute la manifestation la plus visible de la fascination pour le mal qui habite l’écriture de Gala.
Dans La cathédrale des noirs, le mal semble enfler comme la rumeur, car l’histoire y est contée par des voix qui interviennent dans un chaos apparent, pour se dénigrer, se dénoncer et se condamner réciproquement. Par dizaines, elles assurent avoir été témoins de la fin tragique de la famille Stuart, apportent leurs versions, agrémentées de commentaires, et propagent les ouï-dire dans une sorte de bouche à oreille incessant. Un commérage conduit au suivant et finit par tisser une toile de faits aussi multiples qu’incertains que le lecteur doit désenchevêtrer à l’ombre d’une cathédrale inachevée et déjà en ruines. Sa croyance dans le récit est constamment mise à l’épreuve, surtout lorsqu’apparaissent les fantômes des victimes du Gringo et qu’ils prétendent changer le cours des événements, comme un certain Aramis surgissant devant Berta :
« Berta
« Ne fuis pas, je m’appelle Aramís et je suis de Cabaiguán », m’a-t-il dit la deuxième fois que je l’ai vu, un mardi de grande chaleur. J’étais à l’école et j’avais demandé au professeur de chimie la permission d’aller aux toilettes, je venais de m’assoir sur la cuvette quand il est apparu pour me dire ça. J’ai juste réussi à le regarder et à lui répondre : « Toi, tu n’existes pas » puis j’ai fermé les yeux et lorsque je les ai ouverts, il n’était pas là. Quand je suis retourné en classe, j’étais tellement pâle qu’on aurait dit Michael Jackson.
– J’étais sur le point d’envoyer quelqu’un à ta recherche, a dit le professeur. J’ai cru que t’étais tombée dans le trou.
–Je me sens mal, j’ai vu un mort.
-Ça se voit, a-t-il répliqué dans un sourire avant de m’autoriser à partir. »
La composition chorale qui, dans un mouvement complexe, semble constamment miner le récit qu’elle construit, rappelle celles de Tandis que j’agonise ou de Pedro Páramo. En cela, Gala s’inscrit dans une tradition littéraire continentale qu’il revisite depuis la religiosité syncrétique de Cuba où l’évangélisme triomphant dans l’île comme ailleurs en Amérique latine se mêle aux anciennes croyances afro-cubaines.
« Cuba a ses cathédrales dans le futur », annonce l’épigraphe du roman, une phrase empruntée à José Lezama Lima le grand écrivain cubain. Autrement dit : la réalisation de l’esprit de la nation est reportée à un temps encore à venir. Pour Lezama, il s’agissait d’inventer, par les voies de l’imagination et de la métaphore, l’histoire spirituelle d’une jeune nation insulaire. Mais cette sorte de futurisme gonflé d’espoir est aussi ce qui caractérise le temps historique du régime castriste, servant à justifier un présent toujours précaire et misérable qui doit être vécu comme une transition vers une prospérité et un bonheur toujours remis à plus tard. L’échec de cet avenir, à la fin du XXe siècle, est l’une des amères leçons de ce roman allégorique.
Une Cassandre cubaine en Angola
Dans Appelez-moi Cassandre, Raúl, Rauli ou Raulito Iriarte, un transsexuel blond aux yeux bleus et plutôt petit – il mesure à peine 1m54, ce qui ne lui a toutefois pas permis d’échapper au service militaire, comme le pensait son père- assassiné à l’âge 19 ans dans la forêt angolaise par le chef de sa brigade qui l’avait choisi pour amant, nous raconte sa brève existence.
« Je devine aussi des choses. O mon Zeus, je sais que je mourrai à dix-neuf ans, très loin de Cienfuegos, ici en Angola ; le capitaine va me tuer pour que personne ne sache pour nous, je le vois à ses yeux, sa moustache, sa façon de me regarder.
-Personne ne dois savoir ce qu’on fait, hein, Olivia Newton-John ? me dit-il quand je me penche pour le sucer. Tu as compris ? Sinon, je te tue, ne va pas foutre ma carrière militaire en l’air, sinon je te tue comme un chien, c’est clair ?
-Oui, dis-je. »
Lecteur compulsif depuis son enfance, le héros malgré lui du roman, se croit, après avoir découvert L’Illiade, incarner Cassandre « Je ne veux pas être ce Raúl-là, je le sens, je veux être Cassandre, pas Raúl ». Cette certitude intime compense le fait d’être né dans un corps qui ne correspond pas à son désir tout en offrant au récit les virtualités de significations portées par ce personnage mythologique. Comme chez Homère et Eschyle, Raúl-Cassandre est la prophétesse de malheurs dont elle ne peut empêcher la réalisation. Elle est en cela une figure de la parole et non de l’action : sa décision, inattendue, de s’engager pour partir faire la guerre en Angola porte implicitement le désir de mourir et l’accomplissement d’un destin connu d’avance. Il avoue avoir « une peur grosse comme une maison » à l’idée que son père puis ses camarades à l’armée découvrent son homosexualité. C’est donc l’homophobie, très répandue dans la société cubaine, qui le pousse à assumer le rôle de guerrier, et à embrasser sa mort.
Gala revisite la figure de Cassandre et imagine un récit qui témoigne de l’un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire cubaine récente : l’intervention de Cuba dans la guerre civile qui a déchira l’Angola entre 1975 et 1991, peu de temps après son indépendance. Ce sujet, qui est au cœur de l’œuvre d’Antonio Lobo Antunes, Gala l’aborde au travers d’une Cassandre qui, comme celle de Christa Wolf s’oppose au discours dominant en articulant des sentiments complexes de peur et de souffrance. La sensibilité et l’intelligence permettent à Raúl de se protéger de la répression et du bullying dont il est victime jusqu’au moment où son chef l’assassine, craignant qu’on finisse par découvrir sa relation avec un soldat qui lui rappelle sa femme laissée à Cuba.
Et, comme dans la tragédie classique, le lecteur, qui connaît la fin de l’histoire, est néanmoins attiré par ce que Todorov a appelé l’intrigue de prédestination, accentuée ici par la constante prédiction de l’avenir :
« Liudmila me caresse le visage. Mon frère José la regarde d’un air farouche. Il regarde tout le monde d’un air farouche, il est comme ça, il va mourir à trente-cinq ans dans un accident de moto, très loin d’ici, dans le Nebraska, si bien que mes parents nous survivront à tous les deux, ils ne le savent pas encore, nous avons l’air tous si heureux et si jeunes, et la Russe m’a apporté un cadeau. Guerre et Paix de Léon Tolstoï. »
Marcial Gala a déclaré dans un entretien que le sujet de son écriture est la littérature. Une telle affirmation, qui ne manquera pas d’étonner le lecteur qui ouvrira pour la première fois ses livres, s’éclaire lorsqu’il les referme. Une tension traverse l’écriture de Gala. D’un côté, il y a son empathie avec des personnages d’artistes comme Berta, l’écrivaine, Johannes la peintre à succès et Samuel Prince le poète et Raúl lui-même, de l’autre, un discours fantasmagorique où les figures du mal, d’une noirceur extrême, condamnent toute possibilité de succès, de bonheur et de célébration de la beauté. D’une certaine manière, les livres de Gala sont une preuve de cette culpabilité d’écrire que selon Bataille ressentirent Baudelaire et Kafka.
Armando Valdés-Zamora