Regarde-moi d’Antonio Ungar par Luc Dagognet

Antonio Ungar, Regarde-moi, traduit de l’espagnol (Colombie) par Robert Amutio, Noir sur blanc, 210 p. [Mírame, Anagrama, 2018]

En janvier 2022, Le Matricule des Anges écrivait : « En ces temps de surenchère xénophobe, Regarde-moi prend des accents prophétiques assez dérangeants à force de sonner juste ». Il y a quelques jours, un ancien conducteur de train de 69 ans a ouvert le feu devant un centre culturel kurde, dans le dixième arrondissement de Paris, et fait trois victimes. Sa motivation ? Une « haine des étrangers devenue pathologique » depuis un cambriolage de son domicile en 2016. Ni réponse ni soulagement dans Regarde-moi, seulement une plongée dans l’un de ces esprits perdus, détraqués par la trouille, les médicaments, le chagrin et les raisonnements viciés. Antonio Ungar aime nous mettre dans des peaux qu’on n’est pas habitués à fréquenter. Dans Les oreilles du loup (2008, Les Allusifs), on est un enfant de cinq ans. Dans Eva y las fieras (2021, Anagrama), une jeune fille qui se vide de son sang. Dans Regarde-moi (Notabilia, 2022), un traducteur raciste et paranoïaque en pleine croisade contre les « basanés » de Paris.

« De l’autre côté de la cour, du cinquième étage du numéro 21 de la rue de C, il y a maintenant une famille. Ils sont arrivés lundi. Ils sont basanés. Des Indiens ou des Arabes ou des Gitans. » Ce qui frappe dès les premières lignes, c’est l’expression de la haine, sans déguisement ni distinction. C’est le journal intime d’un raciste sûr de son bon droit, qui crache à torrents sur « La Roumaine » qui tient l’épicerie où il fait ses courses, « Le Pakistanais » de la pharmacie qui lui délivre Xanax, Alprazolam, Seroxat, tout ça parmi les « beuglements des ouvriers fiers de l’être » un jour de manifestation. Seulement, l’apparition d’une jeune voisine « basanée », peut-être paraguayenne, le perturbe violemment, jusque dans ses sentiments, entre désir sexuel et instinct de protection. Une nouvelle obsession commence ici : espionnage à la jumelle, à la caméra, au micro. Autant vous prévenir tout de suite : on n’est pas en route vers un dénouement façon Gran Torino.

Les obsessions, justement, constituent un thème majeur du roman. Le narrateur relève la couleur de chaque vêtement, chaque objet. Il compte les secondes de trajet, note les heures de passage de chacune et de chacun. Il désinfecte ce qui a franchi le seuil de l’appartement et fait bouillir les lunettes d’occasion qu’il achète au marché. Il découpe chaque jour dans la presse trois mots qui lui semblent importants et brûle le reste. Dans le « voyage claustrophobique qu’est la vie », il s’adresse sans cesse à sa soeur perdue, lui promettant qu’il ne se masturbe pas, ou qu’il se purge de ses pensées impures, celles qui l’empêchent de se concentrer sur le mystérieux « Jour N » : « Malade et excité et décidé à purger tous mes péchés, je me suis cogné chaque fois plus fort, heureux, laissant le sang salvateur me tremper le crâne puis les joues et le col de la chemise ».

Le pire, dans tout ça, dans cette fange de violence, de haine, de caricatures, de perversion, de bêtise, le pire, et vous en voudrez comme moi à Antonio Ungar d’avoir réussi cet abominable tour de force, c’est que plusieurs fois dans ce court roman vous sentirez de l’empathie pour ce narrateur puant qui n’en a aucune pour personne, quand il croit entendre « [les] rires bruyants qui se moquaient de [sa] solitude » ou quand il demande à sa mère (morte) « fais-moi croire que jamais je ne suis né ». Bon courage.

Luc Dagognet