Extrait en exclusivité pour L’autre Amérique
Héctor Abad Faciolince
Sauf mon cœur, tout va
Traduit de l’espagnol (Colombie) par Albert Bensoussan
Ouverture
Bien que Luis fût curé, tout comme moi, bien peu de personnes lui disaient mon père. Moi je disais Córdoba, et presque tous ses amis l’appelaient « le Gros ». À cette heure, on avait empêché le père Luis Córdoba de retourner à notre maison à l’angle de l’avenue Villa et de la rue San Juan. On l’autorisait enfin à quitter la chambre commune où il avait passé les dernières semaines, à la clinique Léon XIII, mais il ne pouvait revenir chez nous, cette maison où nous vivions ensemble depuis vingt ans. C’était pour lui comme un bannissement, et pour moi, son compagnon et son meilleur ami, comme un exil qui m’empêchait de le prendre soin de lui, comme un divorce involontaire que nous étions, lui et moi, obligés d’accepter. Ma seule consolation était qu’il avait trouvé un bon endroit où se réfugier tandis dans l’attente que quelqu’un meure pour le sauver, lui. Sa vie dépendait de la mort d’un autre et c’était un sacrifice que moi, quand bien même le voudrais-je, je ne pouvais lui offrir.
La maison où Córdoba était allé vivre comportait quatre chambres, comme n’importe quel cœur. Chaque pièce, en recevant la lumière de la rue, expulsait sa propre ombre et son propre battement. Je ne sais si tout le monde sentait cette pulsation, mais moi je pouvais la percevoir. Les deux premières pièces étaient les plus petites et donnaient de part et d’autre sur le vestibule. Celui-ci était une sorte d’atrium couvert d’une pergola, plein d’anthuriums si rouges et rutilants qu’ils semblaient artificiels. « Un rouge communiste », disait Luis. Teresa, la maîtresse de maison, les arrosait d’ordinaire tous les trois ou quatre jours avec une ferveur que le Gros, pour compenser, appelait baptismale. Ses anthuriums, Teresa les priait plus qu’elle ne leur parlait, et ils lui répondaient en poussant, en lui faisant des révérences, en fleurissant d’un rouge partisan ou d’un blanc d’infirmière, et d’un rouge si intense qu’il devenait noir, noir comme le sang qui jaillit d’une veine. La pièce de gauche, séparée d’une cloison, était la chambre à coucher des enfants, Julia et Alejandro ; avec à droite, derrière la cloison, la salle des jouets et des jeux. C’est cette seconde pièce que Teresa débarrassa totalement pour la laisser à Córdoba et, quand celui-ci vint s’installer, elle comprenait seulement un haut lit médicalisé, un tableau de Sainte-Anne apprenant à lire à la Vierge, une armoire vide à l’odeur de lavande et un fauteuil de lecture avec un lampadaire qui dirigeait son abat-jour sur un livre imaginaire, invisible dans l’air, à mi-hauteur, inondé de chaude lumière.
Au centre du vestibule, derrière un portail en fer forgé cerclé de verre couleur vin, on entrait dans le salon de la maison, divisé en deux espaces symétriques, presque comme deux poumons ovales et de même taille. Le salon respirait une brise fraîche, intermittente, provenant du patio central. Un des poumons était le salon, avec divan, buffet antique, table de milieu, grand tapis persan aux minuscules alvéoles rouges, et deux fauteuils ; l’autre était la salle à manger, avec une table ronde en acajou pour six personnes, voire huit en se serrant un peu. Sur le bois de cette table les paroles vibraient d’un ton profond et franc, plus baryton que ténor, plus contralto que soprano.
Après le salon se trouvaient les deux autres pièces, se faisant face. Celle de droite était la chambre conjugale. C’est là que dormait Teresa dans un lit trop large pour une seule personne, qu’elle regardait, en se couchant et en se levant, comme on regarde un cercueil vide. Cela faisait plusieurs mois que Joaquín, son mari, après s’être amouraché d’une jeunette aux chairs fermes et fraîches, avait déserté l’alcôve, ce ventre et ce lit. La pièce de gauche était la plus vaste de la maison et, d’une certaine manière, la plus importante : la bibliothèque. Elle avait été aussi le cabinet de travail de l’époux absent, tapissée de haut en bas d’ouvrages lus et annotés, des écrits séditieux, où trônait un grand bureau, en bois massif, maintenant presque envahi par un encombrant poste de télévision, rapatrié de la maison de Villa & San Juan, celle de Córdoba, que j’avais appris aussi à considérer comme mienne après toutes ces années où j’avais vécu avec lui.
Derrière une petite cour centrale, tout au fond, se cachaient les viscères de la maison, ces espaces dont on parle moins, mais où se produisaient, peut-être, les choses les plus vitales ; une grande cuisine avec une salle à manger auxiliaire, carrée, avec une table en marbre blanc où se prenait généralement le petit déjeuner ou quelque goûter ; un garde-manger bien approvisionné, briqué et en grand ordre ; une buanderie lumineuse, avec profusion de soleil et d’eau, et sa terrasse de séchage, dotée de six cordes où l’on étendait le linge qui venait d’être lavé. Le Gros aimait bien promener sa main sur ces six cordes, comme s’il caressait une guitare. Puis venait la pièce du personnel, spacieuse, avec douche et toilettes, où dormait Darlis, la bonne originaire de la Côte, avec sa fille Rosa, que tous les autres, sauf sa mère, appelaient Rosina.
C’est dans cette maison du quartier Laureles que vint vivre Luis Córdoba, mon ami intime, alors qu’il approchait de la cinquantaine, un âge où la plupart des gens, à moins d’être fous, préfèrent ne pas connaître l’aventure ni déménager. C’était le 8 janvier 1996, un lundi, après que Córdoba eut passé Noël et Nouvel An au service de Cardiologie de la clinique Léon XIII de Medellín, et si j’indique la date exacte, ce n’est pas que je m’en souvienne si bien, mais parce que je l’ai notée sur mon agenda de cette année-là, et dont, allez savoir pourquoi, je n’ai jamais voulu me défaire.
Deux jours plus tôt, Luis avait été autorisé par le conseil des médecins à quitter l’hôpital sous certaines conditions : il devait garder un repos presque absolu, prendre religieusement ses médicaments, éviter le stress et les émotions fortes et ne faire aucun effort physique. En particulier, il ne pouvait s’agiter ni monter des escaliers, et devait être prêt à tout moment à gagner rapidement la clinique cardiovasculaire, au cas où l’on recevrait un organe compatible, afin de subir une greffe de cœur. Vu la sévère aggravation de son insuffisance cardiaque, seule une transplantation pouvait le garder en vie. Le cardiologue Juan Casanova, médecin traitant de Luis, faisant honneur à son patronyme ─ « maison neuve » ─, avait donné à son patient un dernier conseil, en même temps qu’il lui faisait un clin d’œil :
─ Et surtout, mon père, une ultime recommandation : n’allez pas faire l’amour. Avec personne, pas même tout seul.
De toutes les conditions précédentes, il y en avait une que Córdoba ne pouvait satisfaire : pour atteindre notre maison de Villa & San Juan (au croisement de deux côtes abruptes de Medellín), et sa chambre au second étage, il devait monter tous ces escaliers, du trottoir à la porte, d’abord, et ensuite du premier étage à celui d’en haut. Notre maison était la moins appropriée pour un patient comme lui. S’il ne voulait pas rester hospitalisé indéfiniment, il fallait alors chercher une résidence de plain- pied où il pourrait attendre au calme le cœur qui lui serait greffé. Luis disait souvent qu’il n’y a rien de moins hospitalier qu’un hôpital, et il se creusait la tête à chercher à qui il pourrait demander d’être hébergé sans abuser ni gêner.
Il eut de la chance. Le jour même où on l’autorisait à sortir sous conditions, le samedi de l’Épiphanie du Seigneur, alors que Córdoba baignait dans la douceur de ses prières, Teresa Albani, la maîtresse de maison des quatre pièces, se pointa tout à trac sans prévenir. Elle venait lui rendre visite au service de cardiologie de la clinique Léon XIII et lui apportait un bouquet de fleurs blanches. Luis ne l’attendait pas, mais son visage s’illumina comme s’il avait devant lui l’ange de l’Annonciation. Mise au courant des conditions requises pour le laisser sortir, Teresa lui proposa aussitôt une chambre dans sa maison sans escaliers du quartier Laureles. Le Gros et Teresa étaient de bons amis depuis dix ans ; elle traversait une époque de dépression et de chagrin après avoir été plaquée par son mari, Joaquín Restrepo, également vieil ami de Luis ; et la maison jaune et verte de Teresa, spacieuse et fraiche, réunissait les conditions idéales pour attendre là, avec beaucoup de patience, l’émergence du donneur approprié.
Un cœur qui lui convienne, l’avait averti ce même docteur Casanova, ne serait pas si facile à trouver, pour deux raisons : son groupe sanguin, B positif, pas très courant, et le gabarit démesuré du père Córdoba : un mètre quatre-vingt-huit pour cent vingt kilos. S’il est vrai que la Medellín de ces années-là regorgeait de blessés et de morts violentes, ce qui représentait beaucoup de dons d’organes potentiels, il s’agissait presque toujours de gens très jeunes, petits et maigrichons. C’est pourquoi Luis devait trouver un endroit aimable et paisible, où il se sentirait bien et pourrait demeurer tout le temps nécessaire jusqu’à décrocher à la loterie le cœur compatible.
Le lundi suivant, une ambulance conduisit Córdoba de la clinique Léon XIII à la maison de Teresa à Laureles. Et derrière l’ambulance, un taxi où j’avais pris place, moi Aurelio Sánchez, Lelo, prêtre cordalien comme Luis, et son compagnon depuis l’époque du séminaire, portant une valise avec du linge de rechange et trois grandes caisses contenant le matériel de son et de vidéo de Luis, ainsi qu’une flopée de disques et de films. Et sur le siège arrière du taxi, il y avait aussi l’immense poste de télévision qu’on placerait, Darlis et moi, sur le bureau. Ces dernières choses représentaient, assurément, la part la plus importante des bagages de Luis et sa raison de vivre : la musique et le cinéma. « Mes joujoux », disait-il.