Une conversation avec Antonio Ungar

Version en espagnol

Camilo Bogoya : Il me semble que la folie est l’un des thèmes centraux de vos récits et de vos romans. Votre écriture passe de la folie sociale à la folie des individus, de la folie de l’Histoire à la folie inhérente à chacun.

Antonio Ungar : Oui, la folie est un ingrédient très important dans ce que j’écris. Je crois que l’équilibre n’existe pas, ni dans la psyché ni dans l’art. Et si l’équilibre psychique existait, il serait très ennuyeux d’écrire et de lire des livres ainsi écrits. Les extrêmes dans lesquels vit la folie sont très intéressants pour moi.

CB :Parlons de Regarde-moi. Le roman fait référence aux attentats de Paris de novembre 2015. Cependant, Regarde-moi se déroule dans un espace imaginaire que le lecteur peut facilement relier à Paris. Vous aviez déjà utilisé ce mécanisme dans Trois cercueils blancs, un roman dans lequel vous inventez une Miranda pour ne pas dire la Colombie. Quel est l’intérêt d’inventer une ville au lieu de parler directement de Paris ?

AU : J’ai voulu procéder ainsi parce que cela m’a permis de familiariser le lecteur avec la folie du protagoniste (qui voit Paris comme une sorte de scène de la lutte entre le bien et le mal). Aussi parce que je voulais insister sur l’idée que cette histoire se déroule à Paris, mais qu’elle aurait aussi pu se dérouler, avec de légères particularités, à Barcelone, Amsterdam, etc.

CB : Regarde-moi semble être un roman destiné aux lecteurs européens. Ou pour attaquer le stéréotype de l’écrivain latino-américain qui écrit sur ses réalités.

AU : J’ai écrit Regarde-moi parce que le sujet de l’immigration et du racisme m’intéresse, en tant qu’immigré latino-américain ayant passé la majeure partie de sa vie d’adulte en Europe et en tant que mari d’une Palestinienne. Je n’avais aucune arrière-pensée, il s’agissait simplement d’une histoire que j’avais envie de me raconter et qui me semblait intéressante pour mes lecteurs.

CB : Le protagoniste de Regarde-moi est construit à partir de plusieurs paradoxes : un xénophobe qui tombe amoureux d’une immigrée, un voyeur qui est observé, un personnage sinistre qui peut inspirer l’empathie, un traducteur qui vit des langues étrangères et déteste les autres.

AU : Je pense que c’est ainsi que fonctionne la réalité, elle n’est presque jamais univoque (bien que les romans univoques se vendent mieux, (rire).

CB : Le protagoniste de Regarde-moi utilise une rhétorique radicale. Son discours reprend l’imaginaire de l’extrême droite, du terrorisme, de la culture supérieure proclamée par le nazisme. Son langage, ou son écriture, car il écrit un journal intime, laisse entrevoir une parodie de ces discours radicaux. Et en même temps, il nous rappelle le pouvoir du langage.

AU : En effet, j’ai essayé de donner le plus de pouvoir possible à la parole (à la parole de ce raciste à moitié fou). Son journal est précis et incisif, et même si nous savons qu’il « se trompe », il est plein de conviction et de détermination.

CB : Dans Regarde-moi, il y a des passages où la violence et le sexe se côtoient. Le récit passe de l’extrémisme politique à l’extrémisme sexuel. À une époque où tout peut être dit, comme gérez-vous la narration de ces scènes qui pourraient être à la limite du gratuit ou de l’inutile ?

AU : Il m’a semblé nécessaire de parler du désir sexuel pour l’ennemi, un sujet dont on a beaucoup parlé. Faire l’amour, dans la tête d’un raciste comme le protagoniste de Regarde-moi, est un double plaisir : un plaisir physique, mais aussi un plaisir mental, basé sur la domination de l’être considéré comme inférieur.

CB : Les critiques de Regarde-moi et de Eva y las fieras en soulignent le caractère politique. Cependant, tous deux sont des romans d’amour, un amour ombrageux, déchiré, maladif.

AU :  L’amour m’intéresse beaucoup. Et je pense que l’amour contemporain rappelle de nombreux adjectifs que vous utilisez. Je n’invente rien.

CB : Dans Regarde-moi, le mal est, pour ainsi dire, idéologisé. Il existe une justification du mal, aussi infâme soit-il. En revanche, dans Eva y las fieras, c’est le plaisir du mal qui est raconté, le plaisir de tuer pour tuer. Cela a-t-il un rapport avec la dégradation du conflit colombien ?

AU : Oui, le conflit colombien, construit sur des générations d’abus sanglants, est un conflit dégradé et amoral. Les gens tuent pour le plaisir de tuer, ou parce que tuer est rentable, ou parce que tuer est agréable. Espérons que les récents changements politiques serviront à guérir tant de douleur.

CB : L’une des images les plus frappantes de Eva y las fieras est celle de cinq enfants curripacos morts de faim dans leur hamac …

AU : J’ai vécu un an et demi dans la jungle, entre 1998 et 1999. À cause de la contamination de la rivière Atabapo, il y a eu une famine chez les indiens Puinabe. Aucun d’entre eux n’est mort de faim (paradoxalement parce que le même État qui les a ruinés en autorisant l’exploitation minière illégale et en tuant ainsi les poissons, les a sauvés grâce à l’intervention de l’ICBF[1], une institution qui, à l’époque, était chargée de ce type d’urgence).

CB : Je reviens au début de cette conversation. Trois cercueils blancs et Regarde-moi sont des romans avec des territoires imaginaires. Nous savons que Miranda est la Colombie, que l’Avenue F et le Jardin V sont à Paris. Les romans jouent avec les miroirs et les mirages. C’est leur pari, proposer un territoire parallèle. Le fait d’écrire directement sur la Colombie, dans Eva y las fieras, est-il une réponse, une critique de la proposition précédente ?

AU : Il me semblait que l’histoire de Eva y las fieras fonctionnait mieux dans la Colombie réelle, dans celle des journaux télévisés. Il s’agissait d’une décision technique, mais aussi d’une décision « morale » : je pense que tous ceux d’entre nous qui racontons des histoires de guerre avons l’obligation de veiller à ce que la violence ne se perpétue pas.

CB : Dès vos premiers textes, vous avez maintenu un style d’écriture qui rejette tout ce qui est accessoire. Cette tendance devient plus décisive dans Eva y las fieras, comme si le lecteur était invité à lire vite et à finir vite.

AU : Oui, et comme le lecteur reste sur sa faim, cette fois en Colombie, on m’a demandé de poursuivre l’histoire, et j’ai dit à la légère à certains journalistes que c’était la première partie d’une trilogie. Maintenant, je suis obligé de tenir ma promesse.

Traduction L’autre Amérique


[1] Instituto Colombiano de Bienestar Familiar / Institut colombien du bien-être familial.