La española cuando besa / Lorsque l’Espagnole donne un baiser de Fernando Iwasaki (Pérou) traduit par Barbara Mauthes

Version en espagnol

Que de fois, à tâtons, dans la nuit,

deux corps rêvent de ne faire plus qu’un

sans savoir qu’ils sont finalement trois ou quatre.

Eugenio Montejo

L’ESPAGNOLE

Depuis que j’étais arrivée à New York je sentais que j’y serais témoin d’évènements prodigieux. Mais ce que j’ai vécu cette nuit d’été dans le Village, c’est vraiment unique. Ni les magasins, ni les musées, ni la foule, ni les gratte-ciels ne m’ont autant impressionnée. C’était comme participer au tournage d’un film, j’en ai encore des frissons en y repensant.

Tout le temps qu’a duré mon voyage organisé, j’ai sillonné les bars bohèmes du Village aux petites heures du matin, dans une atmosphère suffocante. Et vous savez quoi ? Á Séville, je ne sors pas de la journée, alors je n’allais pas me priver des fameuses nuits New-Yorkaises, loin d’Arthur et des enfants. Les musées, c’est bien, et les vitrines de la 5ème avenue bourrées de merveilles aussi, mais quelle horreur de se déplacer en troupeau et de finir par se chamailler pour des articles bon marché dans les bazars de la 14ème. Les voyages organisés me dépriment, aussi j’ai cherché à faire bande à part. C’est comme ça que j’ai découvert le Goody’s, un bar situé dans l’Avenue des Amériques, entre la 9ème et la 10ème. Un peu miteux, d’accord, mais c’était comme dans les films.

Au comptoir il y avait un couple qui n’arrêtait pas de parler. Lui avait l’air d’un brave gars. Peut-être un peu mollasson, mais son regard exprimait la détresse. Il n’était pas mal. Elle avait trop bu et parlait de plus en plus fort. Son amoureux avait terriblement honte et me regardait comme pour demander pardon du spectacle ridicule que donnait sa petite amie. J’aurais aimé connaître l’anglais pour comprendre ce qu’elle lui disait car il arborait la tête du gars qui aurait voulu se cacher dans un trou de souris. Ses yeux bleus me criaient la même chose. C’est alors qu’elle s’est mise à draguer l’autre.

L’autre aussi était au comptoir. Il s’intéressait de temps en temps à la querelle et lançait des coups d’œil effrontés à la nana. C’était sûrement à cause de l’alcool mais elle s’est mise à le dévorer du regard et à lui montrer sans aucune pudeur la pointe de sa langue tandis que le pauvre fiancé mort de honte quémandait mon aide. Puis soudain il n’a plus supporté la situation et il est parti. Alors elle s’est mise à avancer comme une chatte ivre vers cet homme qui la faisait brûler de désir.

En les regardant s’embrasser et se caresser, indifférents au monde, je me suis demandé s’il pouvait m’arriver une chose pareille. Comment savoir, si personne ne m’a jamais regardée ainsi ? Mon mari n’est pas tendre, mais ce n’est pas non plus un animal comme cet homme au bar. Et la nana, quelle audace, laisser son amoureux en rade comme ça. Cette femme se donnait à un étranger après un seul regard qui lui avait donné la sensation d’être unique, désirée et spéciale. J’ai mouillé ma culotte quand l’amoureux est revenu au Goody’s en claquant la porte.

L’homme s’est vivement éloigné de la fille et il est entré à toute vitesse aux toilettes. Et comme il n’était pas dans mes projets d’assister à une dispute, je suis aussi allée dans les toilettes des dames. La lumière était trouble et sentait le sexe. Pendant que je me tripotais, là, dans ma petite culotte, j’ai entendu les cris et les coups. Ce n’était que souffles et mots incompréhensibles, peut-être obscènes. J’avais mal aux lèvres à force de les serrer et mes doigts sentaient le sexe. Lorsque tout a été fini, j’ai pensé aux yeux bleus de l’amoureux et je me suis réjouie de lui avoir épargné un autre moment de honte à passer devant des yeux étrangers. Et puis je me suis décidée à sortir.

L’amoureux était définitivement parti et la fille enroulait une nouvelle fois ses membres autour de l’homme du bar. Ils se sont embrassés sans passion et d’un coup il l’a laissée lui aussi. J’ai fermé la porte du Goody’s pendant que le serveur s’occupait d’elle, qui restait affalée sur le marbre du comptoir. Alors j’ai vu que l’amoureux l’attendait, toujours épris, dans le passage obscur qui menait à l’Avenue des Amériques. Et toujours avec ce regard de vif-argent, suppliant, honteux et mélancolique. Qu’est-ce que je donnerais pour qu’on m’aime comme ça !

La lumière maladive des premiers rayons du soleil pénétrait dans cette espèce de tunnel. J’étais bouleversée car je venais de découvrir le côté obscur du désir : le désir qui mène à la dégradation, le désir qui vous jette dans le sexe aveugle, le désir qui abolit jusqu’à votre personnalité. Alors que les yeux du fiancé m’enveloppaient de leur lumière bleue, la fille vomissait sur le comptoir du Goody’s. La pauvre.

L’HOMME DU BAR

Qui a dit qu’il ne se passait rien en été à New York ? Le Village n’est plus ce qu’il était, mais c’est quand on s’y attend le moins que des trucs extraordinaires arrivent. J’avais passé une nuit épuisante et dès mon boulot terminé je suis allé dans un bar à putes. Le Goody’s, je crois.

Quand je suis entré, le barman a désigné des sourcils une nouvelle qui buvait de la ginger ale à une table du fond. Elle semblait fatiguée, malade peut-être. Pas de gros nichons, mais elle avait l’air bien chaude. J’avais commandé un scotch pour me mettre dans l’ambiance quand Wendy est arrivée. Wendy est peut-être usée et cabossée, mais c’est toujours elle la meilleure suceuse du Village. Rien de tel qu’un giving head avant de se mettre au pieu. J’ai préféré rester sur une valeur sûre pas terrible plutôt que de m’aventurer sur un territoire inconnu. J’ai donc bu mon whisky, en savourant d’avance la pipe que Wendy allait me tailler très bientôt.

Les macs ne devraient pas se montrer devant les clients, c’est de mauvais goût. Wendy voulait savoir ce qu’une nouvelle foutait dans sa zone et le type lui a juré que celle-là ne faisait pas partie de son troupeau. Mais cette salope devait être un pro puisqu’elle soutenait sans sourciller le regard du mac. Wendy m’a demandé comment j’allais et je lui ai dit que je mourais de chaud. Dès que son homme est sorti demander qui était la nouvelle, Wendy m’a mis la main au paquet. Il y a des gestes qui valent mille mots.

La nouvelle s’est avérée être une mercenaire et le mac est revenu furieux en foutant un gros coup dans la porte. Quel connard, juste quand mes bourses se faisaient cajoler. Wendy m’a demandé de l’attendre dans les toilettes des femmes alors j’y suis allé sans allumer la lumière. J’étais en train de bien me l’astiquer quand quelqu’un est entré tout à coup: c’était la nouvelle. Les néons du Jefferson Market jetaient des d’éclairs colorés dans les toilettes et elle m’a paru plus belle que dans la salle: elle devait avoir un peu plus de trente ans, elle était mince et ses jambes paraissaient encore bien fermes. Quand une nana ferme le verrou devant une queue raide, pas besoin de présentations. En revanche je lui ai dit un ou deux mots tendres[1] et elle m’a donné du mon chéri.

Ces hispaniques, quelles passionnées ! Elle m’a sucé jusqu’aux boules et ça ne l’a même pas dérangée quand le mac a commencé à cogner sur la porte. Une grande professionnelle: elle a enlevé sa petite culotte et s’est cabrée sur ma queue en me répétant dans sa langue si caressante: Mon chéri, mon chéri. Oh mon chéri. Elle n’avait rien à foutre des coups, de mes cris ou du scandale. Si je ne savais pas que c’est impossible je jurerais qu’elle aussi a éjaculé. J’ai laissé un billet de cinquante dollars dans le lavabo et je suis sorti remonter les bretelles à ce fils de pute de mac.

Moi, je n’ai pas peur des macs.  Dès qu’il m’a vu il a foutu le camp en se chiant dessus. Wendy m’a repris la bite mais j’ai pris congé d’elle sur une jolie flatterie[2].Pauvre Wendy, peut-être qu’elle n’est plus la meilleure suceuse du Village.

WENDY

Depuis combien de temps je tapine dans cette rue? Quatre ans? Cinq? J’ai perdu le compte, mais je peux décliner l’identité d’un type rien qu’en voyant sa queue. Je peux tout vous raconter à partir d’une queue. C’est pour ça que je me suis pris le chou avec Nicky, parce c’est son job de dégager ma zone. Ça me met en rage qu’une catin sortie de nulle part me pique mes clients, comme c’est arrivé l’autre nuit au Goody’s.

Vous savez que l’été est la période de l’année la plus dure pour nous. La fille n’était pas du Village, ça non. Elle devait être du Queens ou de La Guardia, parce qu’elle avait vraiment l’allure de ces Hongroises et Polonaises qui débarquent pour niquer tout ce qui bouge. Cette grosse salope se trimballait avec une carte de New York et elle portait même un crucifix au cou. Ils sont catholiques les Polonais? Elle n’était même pas bien habillée. Sûr qu’elle était polaque.

Quand je suis entrée au Goody’s, elle m’a paru tellement pimbêche que j’ai demandé à Nicky de la foutre à la porte. Mais Nicky a perdu ses couilles et a voulu s’assurer que cette Hongroise n’était pas de mèche avec « Ironcock » Jones. Nicky se chie dessus si on lui parle d’« Ironcock ». C’est peut-être à ce mec-là que je devrais sucer la bite.

La nuit n’avait pas été bonne et ce porc de Nat King Kong se tenait au comptoir. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour trente dollars? », qu’il m’a demandé. Je lui ai dit que pour trente je lui faisais une branlette[3] mais que s’il montait à cinquante je lui taillais la vraie pipe américaine[4]. Sur ce, Nicky est revenu et a foutu un bordel monstre parce que les hommes d’« Ironcock » Jones lui avaient dit qu’aucune fille à eux ne bossait dans notre zone. Alors j’ai dit à Nat King Kong d’aller se laver la queue aux toilettes et cette salope l’a suivi. On ne m’avait jamais fait ce coup-là. Tout est allé si vite.

Nicky tambourinait à la porte et menaçait la Polonaise de lui arracher les seins, mais cette satanée pute continuait son affaire tandis que Nat King Kong s’engueulait avec Nicky depuis les toilettes. Je dois admettre que moi je n’aurais pas pu travailler avec tous ces cris et ces coups. Nat King Kong est sorti des toilettes et a plaqué Nicky contre le mur. « Ne t’avise pas de la toucher, enfoiré ! ! », qu’il a dit à Nicky en lui enfonçant le canon de son Smith & Wesson dans la bouche. Et Nicky obéit toujours quand on lui demande les choses gentiment.

« Elle ne suce pas mieux que moi, celle-là », j’ai chuchoté à Nat King Kong tout en lui caressant les boules, mais ça m’a rendue malade quand il m’a dit que cette salope avait tout avalé. C’est là que la Hongroise est sortie des toilettes et en voyant sa mine de sainte-nitouche j’ai repensé à la semence puante de Nat King Kong. Je crois que j’ai vomi sur le comptoir du Goody’s.

NICKY

L’été devrait être la saison la plus calme puisque tout le monde est en vacances, mais pas de répit pour nous autres. On a un travail bien ingrat : les types baisent, les filles encaissent le fric et nous on prend des gnons. Mais bon, parfois il y a des compensations. Vous voyez, quoi.

Hier, au petit matin, je faisais la dernière ronde des bars entre la 8ème et la 10ème. Vous voyez le topo, le Brevoort, le Aunt Clemmy’s, le Alice McCollister’s, bref les bas-fonds du Village. Au Goody’s, il y avait cette traînée de Wendy. Je ne peux pas la voir. Avec tous les kilomètres de queue qu’elle a pompés on irait jusqu’à Los Angeles, mais elle se prend toujours pour la muse du Village. Qu’elle aille se faire enculer[5] !

Wendy a piqué une crise parce qu’il y avait une nouvelle au Goody’s. Sa peau était très blanche et ses yeux si grands qu’ils donnaient envie de lui bouffer la chatte. Comme elle me regardait la salope! Je ne l’avais jamais vue avant pourtant. C’était peut-être une fille d’« Ironcock » Jones, de Billy « the  Dick » ou une des vôtres mais j’ai dû jouer l’idiot pour que Wendy n’ait aucun soupçon. Enfin voilà, quoi, si je devais vivre de ce que Wendy gagne, il vaudrait mieux pour moi que je devienne voiturier. Alors je suis allé demander qui avait amené la nouvelle marchandise au Goody’s.

Cette chienne était en réalité une vraie renarde. Elle s’est enfermée avec un flic du subway juste sous notre nez. Je ne savais pas que le type était un poulet, mais cette traînée de Wendy le savait bien, et elle ne m’en a pas dit un putain de mot. Et moi qui essayait d’enfoncer la porte des chiottes en le menaçant de lui couper la queue. Quand le flic est sorti des chiottes il m’a fourré sa ferraille dans la gueule et m’a hurlé que la chicana était à lui. Chicana ? Cette salope ne pouvait pas être chicana. En tout cas pour moi elle avait l’air hongroise. Enfin vous voyez, de ce coin-là.

Quoi qu’il en soit, je me suis caché dans le couloir pour attendre qu’elle sorte et qu’elle me dise qui était son mac. Wendy a fait son petit numéro musical au flic. Vous voyez, son « Encore une bite dans le mur »[6], mais elle s’est fait envoyer sur les roses une fois de plus. Le poulet est passé devant moi en fredonnant la chanson de Pink Floyd et la chicana hongroise est sortie peu après. Cette traînée de Wendy vomissait sur le comptoir.

J’ai connu beaucoup de femmes. Voilà quoi, j’en ai niqué un bon paquet. Mais cette nana-là, elle s’est mise à genoux dès qu’elle m’a vu et m’a pris la queue avec délicatesse. J’ai voulu savoir si elle était hongroise et elle m’a répondu que oui, qu’elle avait faim[7]. Je ne comprenais rien à ce qui se passait mais qu’est-ce qu’elle suçait bien cette pute. Vous savez, comme si elle vous aimait passionnément : avec la langue, les doigts, les lèvres et les yeux. Comme elle me regardait droit dans les yeux ! Elle n’a pas laissé filer la moindre goutte quand j’ai joui, et d’une voix très douce elle a ronronné : mon chéri, mon pauvre petit, mon chéri. Je lui ai demandé si elle était cubaine, et elle m’a dit que non, qu’elle était espagnole[8][i]. Et elle est partie en courant, comme un écureuil effarouché de Washington Square.

Je l’ai cherchée dans tous les bars du Village et personne ne peut me dire quoi que ce soit à son sujet. Le barman du Goody’s assure qu’elle était là toutes les nuits pendant une semaine, mais il ne l’a plus revue depuis cette nuit-là. Beaucoup de femmes m’ont sucé, mais aucune comme cette Espagnole. Enfin voilà quoi, si elle passe dans votre zone, faites-moi signe.

LE BARMAN

En été les gens deviennent dingues, ils s’échauffent et vous bousillent la boutique pour la moindre connerie. L’autre nuit, on a eu droit à une scène. Une bagarre de putes, quoi d’autre ici? C’est toujours les mêmes: les putes, les macs et la police. Rien de grave, deux chaises cassées et des vomissures sur le comptoir. Au moins j’ai trouvé 50 dollars dans le lavabo! Faut que j’appelle le plombier, parce que nos toilettes ne résisteront pas à une autre séance de baise.

San José de la Rinconada, 1992

Fernando Iwasaki

Traduit par Barbara Mauthes


[1] Come, honey ! (Note du traducteur)

[2] Tomorrow night, honey (N. du T.)

[3] Prickshake (N. du T.)

[4] The American Slurp-Sucking (N. du T.)

[5] Butt-fucking her ! (N. du T.)

[6] Another prick on the wall (N. du T.)

[7] Hungary ? Hungary ?…Yes, I’m hungry (N. du T.)

[8] Cuba ? Cuba, ? No,  cariño. España, Spain (N. du T.).


[i] Cuba ? Cuba ?…non, mon chéri. Espagne, Spain.