L’art du conte en Colombie, quelles spécificités ?
L’essor du conte en Colombie
Rencontrer un conteur n’est pas rare en Colombie : dans ce pays plus qu’ailleurs, un très grand nombre de personnes se consacrent à l’art de raconter des histoires (contes, mais aussi anecdotes personnelles, adaptations de chansons, mythes, légendes…). Le conteur, à la différence de l’acteur de théâtre, n’incarne pas un personnage : c’est depuis sa propre personnalité qu’il partage un récit, qu’il peut avoir lui-même inventé. Il s’adresse directement au spectateur puisque le quatrième mur n’existe pas dans le conte.
L’essor singulier du conte en Colombie semble lié au fait que le conte comme pratique artistique est apparu dans les universités. La majorité des établissements supérieurs proposent en effet, depuis la fin des années 1970, des ateliers d’initiation au conte. Ce dernier est considéré comme un outil pour favoriser le bien-être étudiant : en effet, comme le théâtre, il permet de vaincre la timidité et ainsi de se sentir mieux dans son corps. Cette très forte présence du conte dans les universités a deux conséquences. Premièrement, beaucoup de jeunes commencent à raconter des histoires pendant leurs études… et décident de continuer (voire, d’abandonner leurs études pour en vivre ! ). Deuxièmement, dès leurs années étudiantes, certains Colombiens prennent l’habitude d’aller écouter des histoires : c’est ainsi que se forme et se fidélise un public.
Les conteurs colombiens parmi les conteurs latino-américains
Ainsi l’art du conte en Colombie se différencie-t-il de celui pratiqué dans d’autres pays d’Amérique centrale et du Sud.
D’une part, contrairement à ce qui se passe en Argentine ou au Chili, il n’est pas utilisé comme un outil de promotion de la lecture.
D’autre part, la plupart des histoires s’inscrivent dans un cadre urbain et (relativement) contemporain. Un mouvement récent vise toutefois à mettre en avant la tradition orale préhispanique, source bien moins exploitée qu’au Mexique, au Pérou ou en Bolivie. Actuellement, seules quelques communautés autochtones ont conservé des récits qui se transmettraient d’une génération à l’autre. La fragilité des chaînes de transmission conduit toutefois à des transcriptions de plus en plus fréquentes de ces récits oraux.
Par exemple, chez les Wayuu (péninsule de La Guajira), celui qui conte (l’akuju) n’est pas tant celui qui invente des histoires que celui qui diffuse les histoires appartenant au groupe. Autrement dit,le conteur n’est qu’un intermédiaire : étant le seul à disposer de connaissances qui appartiennent à tous, il est de son devoir de les partager.
Si la tradition orale n’est qu’une source parmi bien d’autres, la plupart des récits contés sont des adaptations de textes littéraires (colombiens ou non) ou bien ont été inventés par le conteur lui-même. Les conteurs sont d’ailleurs très sensibles au respect des droits d’auteur.
Ainsi, les étudiants de Vivapalabra, qui est la seule école du monde dédiée au conte, créée à Medellín en 2000, reçoivent des cours d’éthique. Un décalogue leur est distribué, dont voici certains principes : « Je respecterai les histoires d’une autre culture, en tenant compte de leurs croyances, de leur langue et de leur identité. » ; « Je demanderai l’autorisation écrite de la personne qui détient les droits d’auteur, soit l’auteur ou l’éditeur, pour raconter des histoires imprimées qui sont protégées par des droits d’auteur. ».
Des visions du conte
Au-delà de ces principes éthiques, qui cadrent la pratique artistique, il existe autant de manières de conter que de conteurs. Le statut de ces derniers varie fortement selon que le conteur se dédie intégralement ou non à cet art. Ceux qui ne vivent que de leurs prestations de conteurs sont, plus que les autres, confrontés à un impératif de rentabilité. Certains développent alors des formules adaptées aux entreprises ou privilégient les espaces de conte qui permettent une rémunération fixe, quand d’autres préfèrent conter dans la rue, avec un salaire au chapeau. S’il existe une multitude de manières d’être conteur, une constante demeure : la fascination pour les univers que peut créer une simple voix.
Quelques conteurs partagent leur vision de la narration orale :
Pour Héctor Hernán Hurtado Botero, poète et conteur de Bogota, « ce qu’il y a de plus merveilleux dans le conte, c’est le pouvoir que chacun trouve dans sa propre voix, comment avec sa voix, on peut tenir un espace et faire que les gens viennent écouter. Ce pouvoir de la voix est le seul sens que nous créons. Parce que la vue, nous l’avons, l’ouïe est déjà en attente, mais la voix est le sens le plus élevé que nous, humains, atteignons, je crois au pouvoir de ta voix. » (Creo en el poder de voz / vos).
Selon Ana María, jeune conteuse de Bogotá, pour conter, il faut seulement : « avoir vécu un peu… à partir de là tu peux raconter une anecdote, parce que si ça t’es arrivé à toi, ça aurait pu arriver à quelqu’un d’autre, qui pourra s’identifier (penser d’abord avec le « je » pour ensuite penser aux autres). (…) A partir de là, tu peux raconter ce que tu veux, peu importe que tu mentes ou non. ».
Cristian Fraga, conteur installé à Cali, explique qu’ : « On ne raconte pas les histoires que l’on veut, non, on raconte les histoires dont on est fait. Je me suis rendu compte d’une chose : la meilleure façon de raconter une histoire est de savoir qui tu es, de reconnaître ton histoire, ton passé, tes ancêtres, tes douleurs, tes peurs, tes joies, ton bonheur, tes traumatismes, tes apprentissages, et d’utiliser tout cela pour raconter tes histoires. (…) Le conteur ne raconte pas de mensonges, il invente des vérités et ce sont les vérités qui nous relient. Alors parfois, tu fabules un peu la réalité pour lui donner cette belle tournure ».
Selon Fabián David Ortiz : « On ne raconte pas ce qui ne nous fait pas mal (…) En particulier à Bogotá, on raconte par l’émotion, plus que par le texte. Je dis ce qui m’a blessé et toi, en tant que public, tu t’identifies à cela aussi. C’est pour ça que raconter à la première personne est si difficile. Raconter à la première personne est beaucoup plus difficile car celui qui raconte l’histoire se montre, montre son âme, et cela signifie montrer tes forces, mais aussi tes vulnérabilités (…) Le conte doit faire bouger les âmes, doit apporter la paix. Il faut que ce soit un acte d’amour. »
Contes et enjeux mémoriels
L’art du conte en Colombie semble intimement lié à la mémoire des conflits armés qui ont secoué le pays pendant près d’un demi-siècle. Il s’agit d’un thème récurrent, qui fait du conte un outil de réparation et de reconstruction.
Parmi bien des initiatives, celle du festival Caucacuenta se singularise. Rural et itinérant, le festival Caucacuenta se distingue de la majorité des festivals d’oralité. Il met en avant le rôle social du conte, en abordant les thèmes de la mémoire et de la violence. Cette démarche singulière est menée par celui qui a créé le festival en 2015 : Pablo Andrés Delgado Rivera. Pour lui, le conte est une ressource parmi tant d’autres pour réparer la mémoire collective. Il a l’avantage de ne nécessiter aucun matériel et de pouvoir être pratiqué dans tous les espaces. Chaque année, Pablo réunit un groupe de 8 à 15 conteurs et, ensemble, ils parcourent la région del Cauca, qui se trouve dans le Sud du pays (à la frontière avec l’Équateur). Cette région est fortement stigmatisée car c’est l’une des principales régions de production de coca, et donc l’une des régions avec le plus de narcotrafiquants. L’objectif est de faire du festival l’un des piliers du changement de perception sur la région del Cauca et ce, avant tout, pour les habitants de la région eux-mêmes.
La thèse de Pablo est la suivante : aller visiter ces communautés que peu d’artistes acceptent de rencontrer peut constituer la première étape d’un changement de perception. En plus de leur raconter des histoires, l’idée est de les amener à réfléchir à leurs propres récits, jusqu’à ce qu’ils les racontent et que la communauté soit mise en mouvement par autre chose que la violence. L’idée sous-jacente est que chaque vie mérite d’être racontée et que personne n’a rien de plus qu’un autre pour devenir un conteur, car tout ce qu’il faut pour raconter, c’est une voix, et avoir vécu un certain temps. Enfin, à long terme, il accompagne les communautés dans la réalisation de leurs projets artistiques, vues comme un outil permettant de sortir progressivement du cercle vicieux de la violence.
Bertille Cagnin
Pour en savoir plus sur les conteurs et conteuses évoqués dans cet article et lire quelques contes, n’hésitez pas à cliquer ici. Vous découvrirez alors l’intégralité de l’étude rédigée par Bertille à son retour de Colombie, où elle est partie six semaines étudier l’art du conte, grâce au soutien des bourses de voyage Zellidja.