L’Empreinte. Une archive d’artiste soustraite au terrorisme d’état de Marisa Cornejo par Madeleine Buet

Marisa Cornejo, L’Empreinte (une archive d’artiste soustraite au terrorisme d’État), traduit de l’espagnol (Chili) par Roland Junod, collection Pacific//Terrain, Genève 2022, 272 p. [La huella, Inédit en espagnol]

Dites « Chili » à un Français né après les années 70 : il est probable que les premières images qui s’invitent soient culinaires, avec un peu de piquant et d’exotisme mal placés dans ce vaste continent méconnu qu’est « l’Amérique latine ». Avec un peu d’orgueil et de par mon privilège d’enfant élevée dans une banlieue rouge, je croyais mieux savoir : une amie habitait rue Salvador Allende et je savais lire « A-li-èn-dé », nous avons chanté « ils ont tué le guitariste / lui ont coupé les doigts[1] » en colonie de vacances, je connaissais même l’existence d’un autre 11 septembre. Plus tard, j’ai eu des amis chiliens ; je ne leur ai pas posé de questions, ils ne m’ont pas raconté – mais qu’auraient-ils raconté ? Ils étaient encore enfants quand la dictature est tombée et les jeunes sont encore trop occupés à se détacher de leurs parents pour se pencher sur leur passé.

L’Empreinte a donc été un choc. Comme si, tout à coup, un voile se déchirait et que la connaissance abstraite, intellectuelle, que j’avais de ce pays prenait sens en s’incarnant dans le cheminement de Marisa Cornejo : cette « simple » autobiographie est devenue une source (d’informations, de questionnements, de révolte ?) d’une puissance que seule la micro-histoire permet. Au détour d’une vie, on est plongés dans un Chili bouillonnant d’utopies sociales et pédagogiques, porteur d’espoir pour les progressistes du monde entier, pulvérisé par la main armée des États-Unis. Dans l’horreur et la torture, dont on ne perçoit que les traces mais qui n’en ressortent que plus effrayantes. Dans l’Internationale communiste, dans l’exil, l’exil et encore l’exil. Le déclassement, le racisme, le désespoir. L’art comme seule langue possible et comme héritage.

Ce travail de mémoire a priori intime, à visée thérapeutique et testimoniale, acquiert un poids politique dès lors que l’autrice a conscience d’exprimer une blessure commune : « Beaucoup de mes frères et sœurs sont déjà passés par l’hôpital psychiatrique, sont morts prématurément d’un cancer, ont disparu dans différents pays (…) ou se sont suicidés. » Construit autour de la personne d’Eugenio, père mort trop tôt[2], il est la voix de ceux que l’on a voulu effacer, un exemplaire de ces milliers de vies éclatées. Au fil de la lecture, j’ai senti monter une révolte, plus forte encore parce que j’aime l’Histoire mais que je ne savais pas, et je n’ai pas compris comment certaines ambassades avaient pu rester debout pendant toutes ces années – l’objectif secondaire de Marisa Cornejo semble m’avoir atteinte : « donner à voir à l’Occident colonial ce qui lui appartient, c’est-à-dire les crimes qu’il a perpétrés dans d’autres régions du monde[3] ».

La construction de l’œuvre par évocations ou tableaux non chronologiques ne relève pourtant pas du réquisitoire mais du don : elle pose les faits et les expose, dans une écriture sans marques de jugement, afin de les offrir au lecteur dans un diaporama dont l’autrice emprunte la technique à son père, Eugenio. « Faire un diaporama, c’était, pour Eugenio, « avoir reçu, pour le transmettre à son tour, tout un ensemble de coutumes, […] partager ces choses devenues racines […] : signes d’appartenance sur lesquels se fonde son enracinement dans l’Histoire, sur lesquels se forge son identité, c’est-à-dire ce qui fait qu’il est à la fois lui et identique à l’autre[4] » ».

Madeleine Buet


[1] Extrait de « La Samba » de Bernard Lavilliers.

[2] Page 219, d’après le rapport FONIS de l’ONU : « les 28000 victimes de la prison et de la torture au Chili ont perdu en moyenne 17,6 années d’espérance de vie. »

[3] Page 24.

[4] Pages 231-232, l’autrice cite Georges Perec (1980).