Chansons pour l’incendie de Juan Gabriel Vásquez par Julie Werth

Chansons pour l’incendie, Juan Gabriel Vásquez, traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon, Seuil, 2021, 227 p. [Canciones para el incendio, Alfaguara, 2018]

« En réalité, il n’y a pas une histoire mais plusieurs, ou plutôt une histoire avec au moins plusieurs débuts bien qu’elle n’ait qu’une seule fin. Je me dois de tous les raconter, tous les débuts ou toutes les histoires, pour qu’aucun ne m’échappe, car chacun d’eux peut contenir la vérité, la timide vérité que je recherche parmi tous ces faits hors du commun. »

L’incipit de la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, expose la poétique du livre et même de l’œuvre tout entière de Juan Gabriel Vásquez. L’écrivain et journaliste colombien reconnu pour ses romans n’a de cesse d’interroger les faits, de faire émerger des ténèbres et des doutes du passé, des éléments de compréhension du présent. L’acte d’écriture permet de remplir le vide, l’endroit caché de l’histoire des personnages et de la grande Histoire.

C’est à travers la forme courte de la nouvelle et non plus du roman que l’auteur met en scène des personnages qui racontent ou reçoivent des témoignages marqués par les fantômes du passé. Beaucoup ont un souvenir à partager, d’autres un secret à révéler, certains sont prompts à falsifier la réalité comme le général déserteur dans « Les grenouilles » ou l’ancien pilote américain dans « Les mauvaises nouvelles ».

Comment s’arranger avec la réalité ? Comment comprendre ce que la violence passée produit à l’intérieur de nous-mêmes et de nos relations familiales ou amicales ? Dans ce recueil de neuf nouvelles, c’est l’effet de la violence et de la disparition sur les émotions et sur la moralité des personnages qui est analysé : le terrible accident de Yolanda dont les conséquences sont visibles vingt ans plus tard dans « Sur la berge », le chagrin d’un père après la mort de son fils lors de son service militaire dans « Le double », les combats de rue sanglants et ritualisés d’une bande d’adolescents afin d’exorciser le décès brutal de leurs parents dans « Les garçons ». En cela, nous retrouvons la signature de l’auteur mais le format du récit court lui permet de se concentrer sur le basculement, le moment précis qui fait changer le cours de la vie. En héritier revendiqué de Tchekhov et d’Alice Munro, Vásquez s’intéresse moins à l’effet de révélation qu’à l’exploration des états d’âme et des émotions, même les plus infimes.

La dernière nouvelle est un écho à la recherche historique et romancée menée par l’auteur dans Le corps des ruines[1] sur deux assassinats qui ont marqué l’histoire politique et sociale de la Colombie, celui du général Rafael Uribe Uribe en 1914 et celui de Jorge Eliécer Gaitán en 1948, qui ont plongé le pays dans des cycles de grande violence. Ces deux évènements relatés ici résonnent avec l’histoire d’une famille sur plusieurs décennies. Le dernier personnage à en subir les conséquences, Aurelia de León, incarne cette violence sans cesse renouvelée, héritée de génération en génération, et à laquelle il est difficile d’échapper.

Juan Gabriel Vásquez s’inscrit grâce à ce recueil dans le panorama de l’art de la nouvelle particulièrement revivifié en Amérique latine ces dernières années, aux côtés de Samanta Schewblin, Mariana Enríquez ou Guadalupe Nettel.

Julie Werth


[1] L’œuvre de Juan Gabriel Vásquez est publiée aux éditions du Seuil.