Las niñas del naranjel, Gabriela Cabezón Cámara, Random House, 2023 [Inédit en français]
La conquête espagnole de l’Amérique est un terrain fertile pour la fiction historique. La géographie imprécise de l’époque et les légendes qui ont enflammé les ambitions ont laissé l’image d’hommes marchant dans des jungles ou des montagnes susceptibles de receler des trésors fabuleux. Le revers de la médaille de « l’appel des Indes », comme on appelait ces épopées, fut l’anéantissement de peuples et de cultures au nom d’une cupidité débridée ou de spéculation politique.
Gabriela Cabezón Cámara revisite, sous ces deux angles, l’histoire de la Monja Alférez, c’est-à-dire, de la nonne soldat. Ce personnage controversé du Siècle d’or espagnol, était une novice échappée du couvent, qui a pris l’apparence d’un homme et s’est embarquée dans des voyages et des aventures qui l’ont conduite aux Amériques.
Le roman s’organise autour d’une lettre écrite en pleine jungle amazonienne par Antonio – c’est le nom de la Monja Alférez dans le roman -. La lettre, une sorte de confession, est adressée à sa tante, l’ancienne prieure du couvent abandonné depuis plus de trente ans. Par cet artifice, Antonio évoque sa vie mouvementée et alterne les réflexions philosophiques et poétiques avec les souvenirs de ses premières années au Pays Basque et avec ses errances ultérieures comme secrétaire, muletier et mercenaire.
Pour l’heure, il a échappé à la potence, s’est réfugié dans la jungle et est maintenant à la tête d’une maigre et curieuse suite. Le groupe est formé de deux jeunes Indiennes et quelques animaux. La Monja Alférez protège ces êtres fragiles avec une tendresse inattendue qui semble expier les crimes de son passé.
Le titre de l’œuvre fait allusion à un poème populaire du XVe siècle : celui de la fuite en Égypte, où un aveugle soignant un oranger recouvre la vue après la visite de la Vierge et de l’enfant Jésus. Ici, les oranges, inexistantes sous ces latitudes, symbolisent une étrange promesse, et c’est Antonio, la Monja Alférez, qui semble avoir retrouvé un sens à son histoire et une certaine rédemption.
La langue épistolaire imite l’espagnol du XVIIe siècle de manière délibérément artificielle. Le récit des événements entourant le groupe est parsemé de chansons en basque et la langue guarani est introduite dans les dialogues avec les jeunes filles.
Le style brut et lumineux de Gabriela Cabezón Cámara nous tient en haleine au fur et à mesure que le roman progresse sur tous les fronts : lettre, dialogue et réalité objective. Les différentes parties s’enchainent avec fluidité. L’action est surtout suggérée par les images qui se succèdent dans une jungle qui « est un animal multiple où la vie pousse comme la lave jaillit des volcans ». C’est dans cette dimension magique et exubérante, où même le danger est un refuge, que se déroule Las niñas del naranjel.
Enrique Parma
Traduction L’autre Amérique