Rêve de tango pour un Japonais d’Anna Kazumi-Stahl

Née à Shreveport en 1963 d’une mère japonaise et d’un père américain d’origine allemande, Anna Kazumi-Stahl vit à Buenos Aires où elle enseigne à la NYU. Elle publie ses fictions en langue espagnole. En 1997 elle publie le recueil de nouvelles Catástrofes naturales chez Sudamericana, puis en 2003 Flores de un sólo día chez Seix Barral. Ce dernier roman a été traduit en français chez Seuil en 2005.

Rêve de tango pour un Japonais

Toshiuri Matsushiro était arrivé à Buenos Aires en 1947 à bord d’un énorme bateau vide. Il avait voyagé – à bon prix- dans les chambres frigorifiques à l’arrêt de la Estrella Austral[1] qui fournissait le plus grand pays exportateur de viande bovine au monde.

Après avoir débarqué, il se mit à marcher dans la ville. Silhouette petite et maigre parmi tous ces gens corpulents et bien nourris qui peuplaient les rues. Toshiuri s’émerveillait des édifices, grands et dignes, aux larges fenêtres illuminées et aux ferronneries travaillées qui décoraient des fontaines de marbre. Toshiuri se sentit optimiste car son nouveau pays de résidence semblait riche, bien plus riche que le Japon affamé et perclus de honte qu’il avait laissé derrière lui.

Trouver du travail lui fut facile. En cherchant un logement, il entendit qu’on lui parlait japonais depuis la porte d’un commerce. C’était des Japonais d’Okinawa, et Toshiuri était de Nagoya, des zones différentes et pas vraiment amies, mais ils lui offrirent un emploi et une petite chambre à l’arrière. C’était très raisonnable, et le travail, en dépit des horaires étendus et du fait que les produits chimiques de la teinturerie n’étaient pas du tout agréables, était simple et peu exigeant. Il gagnait assez pour se nourrir et il lui restait de l’argent à économiser ou à dépenser comme il lui plaisait.

Peut-être était-ce à cause de différences régionales qui les séparaient ou peut-être pour une autre raison, mais Toshiuri ne se lia jamais d’amitié avec ses employeurs ni avec les autres Japonais qui travaillaient là, à la Teinturerie Oki. En fin de journée, alors que les autres bavardaient, faisaient les comptes ou préparaient le repas, il disparaissait durant des heures. Il revenait la nuit, seulement pour dormir. Il allait tous les soirs au port. Il marchait au bord du Riachuelo et le regardait, placidement.

À la différence de ses compatriotes, Toshiuri Matsushiro avait souhaité venir à Buenos Aires avant de quitter le Japon. Beaucoup d’autres s’en étaient d’abord allés au Brésil ou au Pérou, grâce aux accords internationaux. Puis, plongés dans le désespoir ou rendus fous par les cruelles conditions de travail, ils avaient fui. Ils avaient abandonné leurs engagements et étaient illégalement venus en Argentine. Mais Matsushiro avait des papiers, il s’était soucié d’obtenir son droit de résidence et d’acheter un aller direct, et pendant le voyage il avait appris les 35 chapitres d’un manuel scolaire de langue espagnole.

Ce n’était pas du tout un hasard si Toshiuri Matsushiro avait choisi pour destination la capitale de l’Argentine. Toshiuri sentait Buenos Aires comme un débutant au karaté sent l’ennemi : toujours absent et toujours devant ses yeux.

En automne de l’an 1946, lorsque l’air pesant de la défaite nationale s’était abattu sur Nagoya, Toshiuri avait quitté son village natal pour rejoindre la grande capitale, Tokyo, en quête d’un travail. Mais il n’y avait là ni emploi, ni nourriture, ni logement, ni même beaucoup de Japonais. La capitale avait de nouveaux maîtres, à la silhouette haute, aux visages luisants et aux joues roses. C’était les nord-américains, avec leurs bouches larges et leurs cheveux jaunes, les Forces Armées d’Occupation.

Leur présence déprimait Toshiuri. Et dans un petit bar, noyé dans la fumée des cigarettes, les murmures d’autres vaincus et les sons bas d’une musique de variété –toujours étrangère mais soigneusement non américaine—, Toshiuri entendit la chanson qui allait l’accompagner jusqu’ à sa mort à 71 ans dans le quartier de Barracas.

D’une enceinte cachée derrière le bar, sortait rauque et floue, la voix d’un homme qui chantait dans une langue étrange. C’était une voix solitaire, et la chanson le remplissait d’une tristesse si profonde, si fragile mais si virile à la fois, que Toshiuri sentit quelque chose s’enraciner en lui, ponctuel et ferme : une décision, une volonté.

Il demanda au barman quelle était cette musique, et celui-ci, pendant qu’il rassemblait ses coupes, lui répondit rapidement : « Tango », et il poursuivit son travail au bar, débarrassant verres et assiettes. Toshiuri attendit que le barman puisse lui accorder plus d’attention. Il lui demanda alors : « D’où est-ce qu’elle vient ? Qui chante ? Qu’est-ce qu’il chante ? » Le barman regarda Toshiuri un long moment ; peut-être avait-il reconnu l’accent provincial de Nagoya, peut-être le méprisait-il. Il finit simplement par lui tendre la couverture du LP. Mais Toshiuri n’y trouva que des lettres imprimées, qu’il était incapable de déchiffrer. Le barman lui montra quelque chose du doigt : « elle est là », dit-il. « Mañana zarpa un barco[2] ».

Toshiuri regardait les lettres sans comprendre les mots. Il avait étudié l’alphabet romain à l’école, comme tout le monde, mais n’y avait pas prêté beaucoup attention. Jusqu’à cet instant ça avait été la chose la plus étrangère à sa vie. Mais au bout d’un moment, avec concentration, il se mit à épeler, mot à mot, et il fit résonner les lettres, sans rien saisir cependant.

Il demanda du papier et un stylo. Avec soin, avec minutie, en deux grandes heures, il recopia toutes les paroles de Mañana zarpa un barco, les noms étranges de l’auteur et du chanteur, et tous les autres mots qu’il trouva sur la pochette. Il garda le papier dans la poche de son pantalon et l’emporta partout avec lui.

Durant les trois mois du voyage par mer, à l’aide du glossaire de son livre d’espagnol, il parvint à une compréhension ténue mais sincère de la chanson. Il tentait parfois de chanter une ligne, de-ci, de-là. « Cent ports nous offrent la musique de la mer », murmurait-il dans les chambres frigorifiques vides imprégnées d’une odeur âcre , et puis « Cent ports », « Riachuelo, Riachuelo » et « Le tango est un port ami où s’ancre l’illusion ». Et quelque chose en lui prenait sens, quelque chose en lui attendait avec optimisme l’arrivée.

Alors, chaque soir après son travail de teinturier, Toshiuri se dirigeait vers le fleuve. Il restait là à regarder le courant, son rythme et son fardeau de bateaux qui le recouvrait de toute part. Il allait au fleuve, attendait et regardait. Il attendait une sorte de « satori », un mouvement qui lui viendrait des eaux. Il s’y rendait en été, en hiver, qu’il pleuve ou qu’il vente. Toshiuri Matsushiro attendait, patiemment, au bord du Riachuelo, mais cette compréhension n’arriva jamais.

Un jour de froid intense, il décida de prendre quelque chose de chaud avant de revenir à la teinturerie. Il y avait une cafétéria en face de la rive. Il entra et, sans trop d’espoir, traça un grand « C » dans l’air à l’attention du garçon, comme il l’avait vu faire à d’autres qui recevaient ensuite de grandes et grosses tasses de café chaud. En conséquence, plus vite que prévu, le garçon lui apporta son café, chaud, dans une tasse grande et grosse.

– Il fait froid, hein ? dit le garçon à Toshiuri, qui ne comprit rien excepté le « hein ? ». Mais il lui sourit et acquiesça d’un mouvement de tête.

-Oui –continua alors le garçon, un homme aux traits forts mais au visage débonnaire—oui, ça fait longtemps que nous n’avons pas eu un hiver comme ça, non ?

Toshiuri faisait oui de la tête, en essayant de comprendre un mot, un fragment de phrase. Il avait compris « oui » et « non », évidemment, et il avait cru entendre un « longtemps » aussi, mais à propos de quoi ? Plusieurs règles grammaticales lui revenaient en tête, ainsi que des mots isolés issus de ses leçons. Le manuel d’espagnol défilait dans son esprit, de manière complète mais inutile.

Le garçon se pencha davantage vers Toshiuri.

-Vous n’êtes pas d’ici, c’est ça ? D’où vous êtes ? Japonais ?

-Oui –dit Toshiuri, sentant que ce mot lui venait plus facilement qu’il le pensait. Alors il dit « oui » une fois de plus, et le garçon le regarda avec amitié.

-Je connais beaucoup de Japonais par ici –dit-il, et ce faisant il perdit Toshiuri qui ne comprenait pas –. Ils sont très gentils, très travailleurs.

Toshiuri jeta l’éponge, mais continua d’acquiescer de la tête. Il sentit qu’il était en train de vaincre sa honte. Soudain le garçon revint et s’assit en face de lui.

-Je vous ai vu souvent par là-bas. Je vous ai vu marcher, regarder le fleuve. Pourquoi ? Il vous arrive quelque chose ? Vous vous sentez très seul ? Dites-moi, peut-être que je pourrai vous aider. Autant qu’il me sera possible, bien sûr, je ne veux pas vous déranger, vous savez, mais je vous vois toujours là-bas, et il fait froid…

-Toshiuri regardait le garçon, et fit un léger geste de ses épaules pour indiquer qu’il ne comprenait pas. Le garçon poursuivit :

-Il fait froid—dit-il, plus fort à présent—. Vous êtes tout seul là-bas.—Il désigna, par la fenêtre, le fleuve. – Seul, dans le froid.

Toshiuri saisit ce geste comme une lueur dans l’obscurité, et fit lui aussi de grands gestes vers le fleuve. Tous deux alors désignèrent le fleuve avec des gestes répétés, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils étaient comme deux enfants  ou deux singes, à saluer la fenêtre qui donnait sur le Riachuelo et les bateaux marchands. Toshiuri sortit de sa poche un papier usé, plié en carré. Il le déplia, le mit au milieu de la table et le frappa du poing. Lorsque le garçon le lut, son visage s’illumina. « Formidable, formidable – cria-t-il, en tapant sur l’épaule de Toshiuri-. Reste ici, ne bouge pas, tu comprends ?, reste ici un instant, hein ?Merde, reste là, tu comprends ? Reste là », et il sortit du café.

Toshiuri resta . Il regardait le Riachuelo par la fenêtre, percevait le froid que la vitre freinait et la chaleur de son propre ventre. Le garçon revint , plein d’ enthousiasme, et fit une entrée fracassante, un homme sur ses talons. L’homme avait aussi des traits forts, des cheveux très noirs et gominés. Sa poitrine était large et saillante. Il n’était pas grand, et ne semblait pas mince, mais ses yeux étaient très tendres, comme s’il était un peu triste ou faible et conscient de l’être.

-Tu vas adorer ! Tu vas tout comprendre maintenant ! – dit le garçon a Toshiuri, et il dit aussi à l’autre :

-« Tu vas adorer ça ! tu vois ce papier ? Le ponja[3] a ta chanson ! »

L’autre était Homero Manzi, et les paroles étaient de lui.

Manzi l’emmena chez lui, à quelques blocs de là. Toshiuri marchait comme un idiot, comme sonné, il trébuchait sur les pavés irréguliers derrière ces épaules larges et puissantes et cette tête aux cheveux noirs et brillants. Toshiuri vit flotter les paroles devant ses yeux, il entendit leur rythme, leur mélodie, et sa mémoire se vida, pour la première fois, de sa langue natale. Il ne pensait pas ; il suivit Homero Manzi- jusqu’à une porte modeste, peinte en vert. Elle était entrouverte, et une petite ampoule de lumière nue illuminait le seuil. Il était déjà tard, la nuit était tombée.

Manzi ouvrit la porte d’un geste ampoulé, presque brutal; le Japonais aurait pu trouver ce geste grossier ou violent, mais il lui sembla en réalité joyeux. La porte donnait sur un patio dont on voyait, même dans l’obscurité, qu’il était peuplé de plantes et de bouteilles vides. Manzi était fébrile, excité, heureux de l’inviter chez lui, et tout ceci semblait étrange à Matsushiro. Il avançait prudemment car ce n’était pas la coutume pour un Japonais de se rendre chez un inconnu, encore moins s’il s’agissait d’une célébrité.

Ce fut la nuit la plus belle, la plus emplie de sentiment que Toshiuri eut à vivre. Homero Manzi chantait, parlait et riait, tout en coupant de grosses tranches de pain et de salami pour Toshiuri. Quelles saveurs ! Quelle voix sonore ! Sur du papier brun, Manzi dessinait les notes de quelques variations, ses grandes mains faisaient des gestes expressifs, et son épouse, une femme aux cheveux très noirs, corpulente et généreuse, lui servait des plats de haricots relevés d’une sauce aux anchois légèrement piquante. « Puttanesca », dit-elle et ils en rirent tous trois. Toshiuri se sentit empli de joie.

Ce fut une nuit où on n’eut pas besoin de la langue , car en plus du vin et des rires , ils avaient le chant. Toshiuri connaissait les paroles de tous les thèmes de Homero. Et même s’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elles signifiaient, il les chantait -fort, avec émotion-, et il parvenait à impressionner. « Ça alors ! » murmurait la femme, et Matsushiro souriait.

Manzi avait été enchanté de cette réunion. Et bien évidemment on avait raconté cette soirée au café du coin le lendemain. Elle finit par devenir la blague du jour, comme une fable, un petit miracle. De tous les auditeurs, celui qui s’en réjouit le plus fut le garçon. Car lui, Roberto, avait été, ce jour-là, la bonne âme, l’ange de la zone portuaire. Pendant un moment il s’autorisa à penser que, peut-être, il avait sauvé le Japonais, en l’empêchant de se suicider. Peut-être lui avait-il épargné une fin noire simplement en le mettant en contact avec le protagoniste, le héros –pensa-t-il—de  son rêve étrange, son rêve japonais.

Le jour suivant, Roberto arriva de bonne heure le soir. Il nettoya un peu les tables, remit les chaises en ordre. Et lorsqu’il regarda par la fenêtre, il vit, marchant sur le quai, la silhouette menue qui ne pouvait être que celle de Matsushiro. Il observait le courant, les bateaux, la boue, simplement. Roberto eut un sombre pressentiment.

« Mais qu’est-ce qui lui arrive ? », se demanda-t-il. Et il voulut sortir pour le rejoindre, lui parler, peut-être le ramener, l’aider. Mais il se retint en se souvenant que le Japonais ne comprenait pas l’espagnol. Malgré tout, Roberto était désespéré, et se sentait obligé de faire quelque chose devant le spectacle du Japonais, petit, maigre, si dangereusement proche du fleuve, si dangereusement triste et seul.

« Qu’est-ce que je fais ? » se demanda-t-il, et à cet instant la silhouette de Matsushiro interrompit sa marche et se tourna, regarda vers le bar, et d’un geste très doux, sans lever complètement le bras, salua le garçon. Avant de poursuivre sa marche.

Anna Kazumi-Stahl

Traduction Barbara Mauthes


[1] Étoile du Sud.

[2] « Demain, un bateau quitte le port ».

[3] Mot d’argot, plus précisément de « verlan » (Ja-pón), utilisé dans les pays hispanophones d’Amérique latine  pour désigner un Japonais, ou même un Asiatique en général.

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