La diablesse dans son miroir de Horacio Castellanos Moya par Madeleine Buet

Horacio Castellanos Moya, La Diablesse dans son miroir, traduit de l’espagnol (Salvador) par André Gabastou, Métailié, 2021, 156 p. [La diabla en el espejo, Linteo, 2000]

C’est une voix, celle de Laura Rivera. Elle déverse ses questions, ses doutes et ses impressions au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête sur l’assassinat de sa meilleure amie, Olga Maria Trabanino. Ses jugements à l’emporte-pièce aussi, sans hiérarchisation aucune : cette voix si décomplexée et sûre d’elle-même, comme on ne peut l’être que dans un entre-soi complice, s’adresse à une interlocutrice qui ne nous est pas donnée à voir mais qui semble si proche, si semblable à la narratrice, que le flot de paroles se rapproche d’un monologue intérieur et permet un accès sans filtre à sa lecture des événements.  La crudité avec laquelle elle s’exprime acquiert par moments une tonalité comique tant le décalage entre la vision qu’elle a de son groupe social, avec son exigence de respectabilité, et la réalité qu’elle en dévoile malgré elle, est importante. Laura, Olga Maria et les leurs vivent dans un monde reclus, où l’on érige des murs « contre les voleurs et les voyeurs », loin de la « populace », de la « racaille » et des « putains ». Un monde où les femmes sont attachées à ne pas ressembler à « la première boniche venue » mais peuvent se conseiller sur des amants : « tu devrais te l’envoyer avant qu’il s’en aille » ; un monde où la respectabilité se mesure au nombre d’hectares de plantations de café ou à la quantité d’argent sur le compte en banque ; un monde raciste, sûr de sa supériorité, qui ne conçoit pas qu’un détective puisse s’adresser à l’un d’eux « comme si l’on était de la même classe que lui ». Mais alors que l’enquête avance, l’image de la meilleure amie, « une personne aussi honnête, aussi droite, aussi dévouée à sa famille et à son travail qu’Olga Maria » s’écorne – et avec elle, toute la société des « braves gens respectables » qui découvre ses « petits secrets ». Les vices innocents, peu à peu, dévoilent leur lot de décadence profonde : les hommes sont impuissants, bavards ou naïfs quand ils ne sont pas liés aux narcotrafiquants ou à des scandales financiers ; les femmes honorables ne sont pas seulement infidèles, elles sont régulièrement ivres et en quête de nouveaux partenaires sexuels. Les relations sociales sont utilitaires, les amitiés ne résistent pas au scandale ni les familles, à la dissidence politique : le miroir renvoie une image peu reluisante de la haute société salvadorienne avec, en filigrane, des références à un passé récent. Au cœur de cet imbroglio, la mort d’Olga Maria : si l’assassin a été arrêté, qui peut être le commanditaire du meurtre et quelle motivation pourrait donner sens aux pistes qui se multiplient et s’entrecroisent ? La voix de Laura se fait plus haletante alors que les découvertes et les événements se précipitent : elle interpelle, interroge, entraîne le lecteur dans un rythme effréné – et lui de se demander, en sus : qui donc sera la « diablesse » ?

Madeleine Buet


Entretien avec Horacio Castellanos Moya (Salvador) (septembre 2021)