Entretien avec Horacio Castellanos Moya (El Salvador)

Version en espagnol

Bien que vos livres puissent être lus indépendamment les uns des autres, la plupart d’entre eux sont liés à la famille Aragón. Comment avez-vous conçu l’ensemble de « la comédie inhumaine »[1] des Aragón, comme l’a nommée Philippe Lançon ?

En effet, la moitié de mes romans est liée à la famille Aragón. Pourtant cela est arrivé tout naturellement, ce n’était pas planifié. Même dans le premier roman où apparaissent des personnages de cette famille, Là où vous ne serez pas : un roman[2], j’avais uniquement l’intention de développer le personnage d’Alberto Aragón, un ex-ambassadeur plongé dans l’alcool et l’abandon. L’absence de plan était si évidente que mon roman postérieur, Déraison[3], n’a aucune relation avec la famille Aragón. Ensuite, lors de mon séjour à Francfort et pendant l’écriture de Effondrement : roman[4], j’ai commencé à concevoir une espèce d’arbre généalogique de la famille, mais pas un plan de romans. Ces derniers sont apparus fortuitement, les uns après les autres. Je suis un écrivain qui n’anticipe pas : mon esprit fonctionne de manière impulsive, c’est ma tactique. C’est pour cela qu’à la fin d’un roman, je ne suis jamais sûr de lui donner une suite.   

Dans plusieurs de vos romans, la référence précise aux mêmes événements réaffirme la cohérence de l’intrigue. Relisez-vous vos anciens romans pour écrire le suivant ? 

Cela m’arrive quand j’ai des doutes sur l’événement en question, mais pas si ce dernier est clair dans mon esprit. De manière générale, quand un épisode est le déclencheur d’un autre roman, cela veut dire que cet épisode est présent dans mon esprit, même s’il y a toujours des détails à vérifier. Les relectures que j’ai faites de quelques-uns de mes livres sont plutôt liées à des nécessités de traduction ou aux besoins éditoriaux (les corrections de nouvelles épreuves). 

Les références et les échos, ainsi que la réapparition de certains personnages dans vos romans évoquent la Comédie humaine de Balzac. Ce dernier avait pour ambition de créer un monde de fiction capable de représenter fidèlement la société française du XIXème siècle. Nous voyons quelque chose de similaire dans votre œuvre. Avez-vous eu l’intention de faire un portrait de la société salvadorienne de manière réaliste et exhaustive ? 

C’est un objectif qui me dépasserait et qui me réduirait en esclavage. Par conséquent, mes plans se limitent au roman que je suis en train d’écrire, parce que je serais abattu si je devais écrire par obligation. Si je devais réaliser le portrait d’une société, je serais paralysé avant même de commencer à écrire. Cela demande du génie. Balzac avait du génie, mais ce n’est pas mon cas. 

Pour un lecteur français, pourriez-vous indiquer brièvement quelques dates importantes de l’histoire du Salvador pour mieux comprendre le contexte dans lequel évoluent vos personnages ?

L’échec de l’insurrection communiste de 1932 à la suite de laquelle le régime militaire a assassiné trente mille paysans indigènes. Le coup d’État et la grève des Bras cassés (Brazos Caídos) de 1944 qui ont mis fin à la dictature militaire de cette époque-là. La guerre où se sont opposés le Salvador et le Honduras, connue aussi sous le nom de « guerre du football », en juillet 1969. Le coup d’État manqué de 1972 après la victoire de l’opposition aux élections et la prise du pouvoir par les armes des militaires, ce qui a empêché toute forme pacifique de lutte pour le pouvoir politique. La guerre civile de 1980 à 1991, qui a éclaté après l’assassinat de Monseigneur Romero par des militaires et qui a fini avec l’assassinat, par l’armée également, de six prêtres jésuites. Les négociations entre le gouvernement d’extrême droite militaire et la guérilla gauchiste qui ont mené à l’accord de paix de 1992 et aux premières élections démocratiques du Salvador. Ce seraient les principales dates. 

Dans un autre entretien, vous avez mentionné que le Salvador représente pour vous une blessure. Reconstruire l’histoire du Salvador à travers votre œuvre vous aide-t-il à la soigner ? 

Peut-être. Je ne sais pas. J’ai l’impression de l’avoir dit de manière symbolique. Les blessures sont concrètes et parfois beaucoup plus profondes que ce que le blessé s’imagine. L’écriture provoque un certain soulagement, mais je ne sais pas si elle aide à la cicatrisation. 

Les événements passés laissent des traces et les violences produisent des traumatismes, pensez-vous que la mémoire en général implique un caractère irrémédiablement tyrannique ? 

C’est bien ce qu’il me semble : elle est irrémédiablement tyrannique. Nous pouvons essayer de lui échapper par des moyens divers, mais elle aura forgé en grande partie notre personnalité. Apprendre à vivre avec nos traumatismes serait le plus sage, si nous ne pouvons pas les oublier. Y parvenir est un exploit. Je suis également intéressé par la mémoire inventée par les personnes qui nous ont entourés dans notre enfance, par ces souvenirs qui ne sont pas le produit de notre expérience directe, mais qui sont des mots répétés par ceux qui nous ont influencés dans cette période de formation de notre vie. Ce qui est étonnant c’est que ces souvenirs inventés soient eux aussi si tyranniques. 

Si la mémoire est tyrannique, pourquoi exiger du lecteur une mémoire qui lui permettrait de lier les épisodes et les personnages de différents romans ? 

Cela n’a pas de sens d’exiger quoi que ce soit du lecteur. Si le roman qu’il a entre les mains le divertit et le fait réfléchir un moment, c’est gagné. Chacun de mes romans est conçu pour être lu indépendamment des autres. La vision globale des romans n’est pas indispensable pour celui qui lit le livre avec plaisir ou qui, une fois le livre lu, le met de côté et l’oublie. Puisque je n’ai pas eu de vision d’ensemble en écrivant mes romans, puisqu’ils sont nés d’impulsions autonomes, il me semble que le lecteur n’a pas besoin de cette vision d’ensemble. S’il la découvre, c’est formidable, mais si ce n’est pas le cas, il est suffisant qu’il passe un bon moment en lisant. 

Dans vos romans, vous présentez deux manières différentes de traiter le passé : la mémoire humaine, qui est parfois peu fiable, comme le dit Chente Alvarado (Le rêve du retour) et les données produites dans le monde numérique où nous évoluons (Moronga). En fait, à la fin de Moronga, il y a des zones d’ombre dans la reconstruction des faits établis par la police. Malgré ses limitations, la mémoire humaine serait-elle notre seul moyen de reconstruire ces zones obscures ? 

J’ai lu récemment des livres où l’indépendance du monde numérique est une possibilité, de même que le remplacement de l’espèce humaine par des entités numériques. Je ne parle pas de livres de science-fiction qui ont traité ce sujet depuis bien longtemps, mais de livres de recherche et de projection du développement technologique. La vitesse des transformations d’aujourd’hui dues à la science et à la technologie est incroyable. Une personne de ma génération ne peut vivre cette situation qu’avec stupéfaction. Si la mémoire humaine est entièrement remplacée par la mémoire numérique, quel serait le sens de notre existence en tant qu’êtres humains ? 

En plus de l’influence explicite de Thomas Bernhard dans votre roman Le dégoût, quelles sont vos principales influences littéraires ? 

Il est facile de confondre les goûts littéraires avec les influences littéraires. Je peux vous parler des auteurs que j’aime lire ou relire, qui me nourrissent, mais je ne peux pas dire avec certitude dans quelle mesure ils m’ont influencé. L’écrivain est comme une éponge par rapport à ses lectures, mais le degré d’influence, ce qui reste dans l’éponge une fois celle-ci essorée, s’exprime uniquement dans l’œuvre. L’écrivain n’est pas toujours conscient de ce qui reste dans l’éponge. Il y a des choses qui sont évidentes, comme mon exercice d’imitation de Thomas Bernhard ou la création d’un monde littéraire à partir d’œuvres fragmentaires qui provient de Sophocle. Dans la littérature contemporaine je pourrais mentionner William Faulkner, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez. Je n’aurais jamais rempli mes cahiers d’annotations sans La Rochefoucauld, La Bruyère, Chamfort, Nietzsche, Schopenhauer, Canetti, Cioran. À chaque étape de ma vie, plusieurs livres m’ont tenu compagnie. Si je devais tous les citer, cet entretien ressemblerait à un annuaire téléphonique. 

Dans plusieurs de vos romans, le nom du poète Roque Dalton est cité. Que représente cet auteur pour vous ? 

C’est le poète le plus important de l’histoire salvadorienne. Il a influencé toute ma génération. Personnellement, la relecture de sa poésie m’a toujours nourri, en dehors de l’éblouissement que j’ai eu en  la lisant dans ma jeunesse. Il a été lâchement assassiné par ses camarades guérilleros. Ce crime n’a jamais été élucidé, son corps jamais retrouvé. Tout cela a marqué notre génération d’écrivains. 

Quelle est votre opinion sur la littérature  latino-américaine contemporaine ? Que pensez-vous des écrivains latino-américains qui vivent à l’étranger ? La création littéraire en espagnol représente-t-elle leur lien le plus important ?

Le XXe siècle a été l’âge d’or de la littérature latino-américaine. Il a commencé avec la poésie (Darío, Vallejo, Neruda…), continué avec Borges, Rulfo, Onetti, Paz. Puis, le « Boom » a donné une renommée internationale à notre littérature. Je veux dire que la littérature latino-américaine a fait ses preuves et qu’elle jouit, d’une reconnaissance mondiale. Nous, les écrivains qui avons pris le relais, ne partons pas de nulle part, mais justement de ce haut niveau de ce riche héritage. Évidemment, la langue est le lien le plus important, mais nous les Latino-Américains avons une vision du monde, une compréhension de l’espace et du temps, une relation au présent différentes de celles des Nord-Américains ou des Européens (y compris des Espagnols) et cela est évident dans la littérature. 

Existe-t-il un soutien institutionnel pour les écrivains d’Amérique centrale ? D’autres initiatives comme Centroamérica cuenta de Sergio Ramírez pourraient-elles aider à promouvoir la littérature de la région ?

L’initiative de Sergio Ramírez représente un tournant historique en ce qui concerne la promotion de la littérature centraméricaine précisément parce qu’il n’y a pas de soutien institutionnel aux écrivains de la région. La littérature est loin d’être une priorité dans l’agenda des élites politiques et économiques. Elle est ignorée. Sergio a utilisé son dynamisme, son prestige international, sa capacité d’organisation pour donner une visibilité à la littérature centraméricaine dans le monde hispanophone, une initiative qui n’a effleuré l’esprit d’aucun homme politique. Mais l’Amérique centrale a également besoin de créer une plateforme éditoriale, un marché commun du livre, qui compléterait l’initiative de projection internationale que Sergio a lancée. Pour cela, bien sûr, il faut des investissements et là nous revenons au problème des élites illettrées. 

Traduction L’autre Amérique 


[1] « La comédie inhumaine » est le titre d’un schéma de Philippe Lançon où il présente une correspondance entre les œuvres de Horacio Castellanos Moya. Ce schéma se trouve dans la l’édition de La mémoire tyrannique, Métailié

[2] Donde no estén ustedes (2003)

[3] Insensatez (2004)

[4] Desmoronamiento (2006)


Nos critiques de trois de ses romans :

Moronga de Horacio Castellanos Moya (Salvador) par Julie Werth

Le dégoût de Horacio Castellanos Moya (Salvador) par Mónica Pinto 

La mémoire tyrannique de Horacio Castellanos Moya (Salvador) par Luis Samaniego