Borges, Pinocchio y el Malbec (Arg) par Roberto Montaña

Borges[1], Pinocchio et le Malbec préciser en note que 

Beaucoup de choses ont été dites sur la difficulté de définir ce qu’est la littérature borgésienne. Sa réputation vient surtout de quelques courtes nouvelles qui constituent l’essence de son œuvre littéraire. C’est vrai qu’il aborde la philosophie dans Fictions (1944), Artifices (1944) et L’Aleph (1949), et aussi dans quelques poèmes, Argumentum Ornithologicum, ou même dans ses essais, Histoire de l’Éternité

Dans ses textes en général, Borges fait de nombreuses références à la structure de la réalité (La Loterie à Babylone), au sens de l’univers (L’Aleph), à l’infini (La Bibliothèque de Babel) ou à l’immortalité (L’immortel). Cependant, il faut garder à l’esprit que Borges est avant tout un écrivain et il approche la philosophie avec la même curiosité qu’il l’a fait pour la mythologie nordique ou la banlieue de Buenos Aires. Il suffit de se remémorer son opinion à propos de la métaphysique, qui est résumée dans une phrase de Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, « c’est une branche de la littérature fantastique ». Bien que cette assertion puisse mettre mal à l’aise les académiciens, en réalité Borges n’a jamais cru que la vérité se trouvait derrière des questions philosophiques ou même que cette vérité puisse exister. Il a toujours été d’un scepticisme absolu. Si les grands systèmes philosophiques de l’histoire le séduisent, ce n’est pas dû à leur capacité à expliquer la réalité, mais à cause de leur sérieux et de leur beauté. Cela explique son admiration pour Spinoza, admiration qui d’ailleurs n’est pas uniquement intellectuelle. 

Borges est séduit par la passion, l’obstination et l’entêtement de ce « juif qui travaille un dur cristal : l’infini »[2]. Dans une de ses conférences, l’écrivain argentin affirme : « J’ai essayé à ma manière d’être spinoziste, mais je n’ai pas réussi »[3], façon de dire : « il est très beau ce more geometrico, mais il est impossible que je croie à cette histoire de panthéisme ». 

En fait, il faut se demander plutôt pourquoi des philosophes (et leurs succédanés) s’acharnent à essayer de nous convaincre que Borges croyait à la philosophie. Ce n’était pas exactement le cas. Ses textes ont été interprétés sans limite pour expliquer des théories extravagantes et à partir de points de vue totalement divergents. 

Ainsi, tout pourrait être justifié dans les textes de Borges… à tel point que je ne résiste pas à la tentation de donner mon interprétation d’une de ses meilleures nouvelles : « Les ruines circulaires ». L’argument est aussi simple que celui d’une histoire pour enfants. Ce n’est pas un hasard si la nouvelle commence avec une citation d’Alice au pays de merveilles de Lewis Carroll. Il s’agit en l’occurrence d’un homme qui rêve d’un autre homme et qui cultive l’illusion de lui donner vie. 

Cette histoire peut-elle être lue comme une variation de celle de Gepetto et Pinocchio ? Dans la nouvelle de Borges, l’homme qui est aussi appelé le magicien fait face à son entreprise en rêvant de « nuages d’élèves » à qui il fait cours. De ce groupe, il ne retient qu’un seul élève dont les traits rappellent les siens. Pourtant, ce geste plein d’orgueil, comme celui de la belle-mère de Blanche-Neige ou celui des sœurs de Cendrillon, le mène à l’échec. Que fit le magicien pour corriger son erreur ? Il rêva d’un cœur qui battait… Comme dirait mon fils : « C’est tellement naïf, non ? »

Pour revenir à notre sujet, quelle est la motivation derrière tant d’essais, de complexes monographies, de livres consacrés à dévoiler un point de vue distinct, unique, magistral, tantôt ingénieux, tantôt profond ? À quoi sert ce besoin de comparer les textes de Borges au bouddhisme, à la théorie de l’éternel retour, aux philosophes présocratiques, aux procédés de création littéraire ? Cela ne dit rien de Borges, parce qu’il n’est ni complexe ni inextricable. Les considérations qui l’entourent ne sont pas de son fait, mais de ses exégètes. Que dans Les ruines circulaires il écrive « la nuit unanime », « les arbres incessants », ou que le rêveur vienne d’un lieu « où le zend n’est pas contaminé de grec » ou qu’il fasse allusion aux « cosmogonies gnostiques » pour expliquer la constitution de cet « Adam de rêve », tout cela ne dévoile rien d’autre qu’un grand talent. Ce talent, au lieu de produire d’innombrables interprétations, arrive à créer avec génie un espace de lecture propre. La magie véritable, et difficile à obtenir, est de créer un univers unique et autonome avec seulement deux ou trois phrases, produisant une sensation d’étrangeté typiquement borgésienne. Cela est le problème du Borges écrivain, et ce n’est pas au lecteur de le résoudre. Il s’agit pour nous simplement de lire les textes. 

Pourtant, il y a une vérité impossible à ignorer. Borges est un des rares écrivains à avoir « créé » un type particulier de lecteur, qui a les mêmes vices que le lecteur de polars : perspicace, méfiant, et qui cherche dans le texte les clés qui n’expliquent pas uniquement le mystère du crime mais aussi une idée philosophique. C’est bien ce type de lecteur qui a attribué à l’œuvre de Borges une patine aristocratique, exclusive et excluante. Et ceci est le problème du lecteur et pas celui de Borges. Le malentendu commence dès qu’il est cité dans les universités ou qu’il est nommé dans des conversations prétentieuses. 

C’est pour cette raison que pour le lire, il vaut mieux se détendre et savourer, comme si chacune de ses nouvelles pouvait se déguster tel un bon Malbec. A-t-il des arômes de « fruits rouges » ? ou y-a-t-il des « notes de poivre » et « une touche boisée » ? ¡Dejate de joder y servíme otra copa![4]

Roberto Montaña

Traduction L’autre Amérique


[1] Les œuvres complètes de Borges sont traduites et publiées en français chez Gallimard en Folio et dans la Pléiade.

[2] « Spinoza » (poème) dans Jorge Luis Borges, Obras completas (1952-1972) Vol. 2., Emecé editores, 2004.

[3] Jorge Luis Borges, transcription de son discours à la Escuela Freudiana de Buenos Aires, 22/02/1981. Site internet « Borges todo el año » https://borgestodoelanio.blogspot.com/2016/08/jorge-luis-borges-conferencia-en-la.html?m=1

[4] Arrête de déconner et sers-moi plutôt un autre verre !