Ce qu’il y a de plus précieux dans le coffre
Lorsque mon grand-père est mort, pour tout héritage (un maigre héritage, il n’avait aucune propriété ni aucun bien, toute sa vie il avait été paysan, travaillant comme ouvrier ou guère plus, et d’ailleurs, l’essentiel était réparti logiquement entre sa femme – ma grand-mère – et ses quatre enfants, et en plus nous étions plusieurs cousins), pour tout héritage, disais-je, je n’ai gardé que deux choses, deux objets. Une faucille et un encrier. Une faucille usée et sombre – dont je l’ai vu se servir habilement malgré son grand âge, quand il coupait les mauvaises herbes sur le trottoir de sa petite maison de banlieue à González Catán – et un bel encrier en verre, du verre massif, peut-être de la fin du XIXe siècle. Bien sûr, il n’y avait pas de plume, et qui sait si même mon grand-père aurait pu en obtenir une. Il est né en 1909. Je dis tout cela parce qu’à sa mort, mon grand-père n’est pas devenu ces choses, mais ces choses ont conservé et élargi sa présence et sa mémoire, jusqu’à les doter d’une autre signification pour moi. Quelqu’un meurt et il est inévitable de le résumer, de l’éditer, de se l’approprier finalement, de le faire sien, d’en disposer.
On sait que des écrivains il ne reste que leurs livres, et aujourd’hui, surtout, d’innombrables interviews, conférences, causeries – ce qu’on appelle « la parole vivante » – et leurs images. En plus de la mémoire des autres, ce que les autres disent d’eux, ceux qui les ont connus et lus. Et pourtant, pour cette occasion, j’ai senti qu’il fallait entrer dans la cave[1] –puisque nous sommes ici à Paris– et ouvrir les cartons que Piglia a laissés derrière lui et bien regarder, dépoussiérer le meuble et le sortir au soleil. Car, Piglia, dans les dernières années de sa vie, en raison de l’apparition soudaine de la maladie qui a annoncé et précipité sa mort, a publié de nombreux livres et même plusieurs de ses interventions. Ces livres – à l’exception des journaux de Renzi, attendus et annoncés – répondent à un élan de survie ; ils s’apparentent à des premiers jets, comme s’il s’agissait de publications précipitées, alors que le propre de Piglia était de mesurer, calculer, modérer et échelonner ses publications dans le temps. Piglia a toujours été très conscient de sa politique de publication, au point de dire une chose très utile, que nous pourrions même placer parmi les premiers objets brillants que nous sortons du coffre : il faut séparer la publication de l’écriture. Un écrivain doit écrire d’une part et publier d’autre part. Il faut essayer de distinguer ces volontés ou ces désirs, et ne pas se laisser distraire ni retarder, car ce sont deux sphères qui ne sont pas nécessairement successives ni contiguës dans la pratique de l’écrivain. Elles suivent des logiques, des temporalités, des circonstances et des politiques très différentes, et il est donc important d’établir une séparation claire entre l’écriture et la publication, et vice versa. Piglia s’écarte de la logique d’« écrire et publier » et, encore plus de celle d’« écrire pour publier ». La publication est une chose, l’écriture en est une autre. L’écrivain doit réfléchir, décider et agir sur l’une et l’autre, car les deux constituent et définissent sa pratique.
Je disais donc que ces derniers livres, immédiatement posthumes – ce déluge – me semblent montrer le moment d’agonie, de désespoir d’un homme, en l’occurrence d’un écrivain, le moment où Piglia perd le gouvernail qu’il avait toujours tenu fermement et lucidement dans ses mains. Je comprends qu’il sera préférable de considérer ces livres très récents lorsque plus de temps se sera écoulé.
En examinant séparément cet ensemble, je pense qu’il pourrait être utile de resituer et d’isoler certains éléments de ce que nous appellerions solennellement son « héritage » ; ce qui devrait être repris, ce qui pourrait nous être très utile, à nous tous qui écrivons et lisons, pour poursuivre et approfondir, si nous sommes intéressés, certaines de ses recherches.
Je vais séparer cet héritage entre ce qui peut être pris pour la fiction et ce qui peut être pris pour penser la pratique de l’écrivain.
Par rapport à la fiction :
Je cite un extrait de Plata quemada (Argent brûlé) :
« Souvent, Silva restait debout jusqu’au petit jour, dans sa maison, incapable de dormir, et observait la ville par la fenêtre, dans l’obscurité. Tout le monde essaie de cacher le mal. Mais le mal se cachait au coin des rues et dans les maisons. (…) Il vivait désormais dans un immeuble à Boedo et les lumières allumées dans les maisons et les appartements au petit jour lui faisaient penser aux crimes qui feraient la une des journaux le lendemain.
Il y a des crimes, des adultères, des vols, mais vous vous promenez dans les rues et tout bouge normalement, avec cet air de fausse tranquillité que les passants eux-mêmes donnent aux choses ».
Il y a donc dans les fictions de Piglia une préoccupation particulière et insistante pour le mal (mal social, mal subjectif, mal philosophique). Une préoccupation que Piglia identifie bien sûr chez Roberto Arlt (qui se trouve à son tour chez Dostoïevski, mais aussi chez Faulkner et dans le roman noir américain) et qu’il reprend dans presque toute sa fiction. Tous les romans et plusieurs nouvelles de Piglia sont moins des romans ou des histoires policières que des histoires de crime, dans la mesure où le crime dépasse l’intrigue et la structure de l’enquête policière. Pour Piglia, la société est criminelle, c’est-à-dire qu’elle encourage le crime, mais le sujet aussi. Le crime dans la société moderne est un peu comme l’actualisation de la tragédie grecque (et en cela, curieusement, l’œuvre de Piglia n’est pas si éloigné du premier roman policier anglais). C’est le cas dans Argent brûlé, Cible nocturne ou Pour Ida Brown, dans la plupart de ses nouvelles, et aussi, de manière implicite et extraordinaire, dans Respiration artificielle. Rappelons que la grande réussite dans Respiration artificielle est de réussir à écrire un roman sur un disparu et de le publier en 1980, c’est-à-dire en pleine dictature.
Piglia aimait constuire des personnages, comme il aimait le dire, « avec un niveau d’expérience plus élevé que la moyenne », des personnages peu conventionnels. C’est pourquoi, encore une fois, il a toujours aimé les criminels, mais aussi les artistes et les fous ; les obsessionnels et les dérangés. Mais des criminels, des artistes ou des fous, pour autant qu’ils soient, pour autant qu’ils vivent une vie hors du commun. Des criminels qui commettent des crimes pour avoir une vie intéressante. Des artistes extrêmes, des ratés. Des folies poétiques. C’est pourquoi, chaque fois qu’il le pouvait, il disait du mal de la psychanalyse, car il abhorrait la névrose, en tant que vie normale, répétée, médiocre, bourgeoise. Et comme Deleuze ou Foucault, d’une certaine manière et même paradoxalement, il reprochait à la psychanalyse d’accueillir sur son divan des sujets à l’aise avec leurs névroses. De les encourager, pour ainsi dire. Au lieu de cela, il écrit : « La prison est le centre psychique de la société ».
Enfin, la relation avec l’histoire. Pour Piglia, le roman est un genre nécessairement historique. Et toute fiction est en phase avec son époque, parle de son époque, pour construire à la fois un passé et un futur. C’est pourquoi la confrontation avec César Aira n’est pas une coïncidence. Aira est l’emblème du roman post-moderne de la haute culture, qui propose une littérature très proche de l’esprit de l’art contemporain, liée à la tradition de l’avant-garde du début du vingtième siècle ; une poétique qui, précisément, a essayé de balayer et d’effacer l’histoire, d’en faire table rase comme Marinetti, Breton, mais aussi Picasso, Le Corbusieur, etc. Quelque chose de dangereux et d’improbable à la fois en tant que programme politique, et qui, dans le domaine esthétique, a toujours donné lieu, dans ses meilleurs moments, à des manifestes ingénieux et à une littérature expérimentale, au « geste expérimental », pourrions-nous dire. Mais l’histoire – la mémoire et l’expérience du temps personnel et collectif – est l’une des conditions qui définissent « l’humain », de sorte qu’elle ne peut être mise en danger que si l’humain lui-même est en danger. Piglia trouve dans la fiction un moyen d’exposer ces « forces fictives » évoquées par Paul Valéry. La fiction est toujours le négatif de la réalité. Ou l’autre dimension. Cette tension et ce travail entre l’imagination et l’histoire est ce que Piglia a toujours considéré comme le territoire souverain des écrivains. Mais aussi ce que la littérature peut apporter, disons, à la culture, et donc à la société. Toute fiction énonce les fantômes du présent, pourrait-on dire, à sa manière.
Sur la pratique et l’éthique de l’écrivain :
Piglia s’est toujours intéressé à la relation entre l’argent et la littérature, à la question « de quoi vit un écrivain ». Il n’y a pas longtemps, lors d’une enquête réalisée en Argentine, quelqu’un a dit : « Peu m’importe de quoi il vit, l’important c’est qu’il écrive bien ». Ce n’est évidemment pas la position de Piglia. Je pense qu’il a toujours compris que la littérature – comme tout art – avait une relation conflictuelle avec les intérêts matériels (et avec tout autre intérêt que les intérêts littéraires). La question « de quoi vit un écrivain » n’est pas une question de police ou de contrôle fiscal, mais une question qui cherche à situer les conditions matérielles qui rendent cette pratique possible et, en même temps, l’entourent. En considérant également que la littérature devrait toujours être un contre-pouvoir, c’est-à-dire une pratique subversive, anarchique, sans autre détermination que sa propre volonté. Mais en même temps, Piglia était conscient qu’il s’agissait d’un idéal romantique, de sorte que la seule chose à réaliser était d’avoir toutes les cartes en main, d’être conscient des conditions matérielles qui rendent possible et en même temps contaminent, compliquent et influencent cette pratique. N’est-il pas curieux que Kafka, qui travaillait comme avocat en assurances, ait inventé toutes ces fictions atrocement légales et bureaucratiques ?
Dans la même veine, Piglia disait toujours qu’il était bon pour un écrivain qu’il ait d’autres centres d’intérêt, qu’il puisse compter sur d’autres connaissances, au-delà des « connaissances littéraires », qu’il puisse avoir, selon ses termes, une expérience de vie « non littéraire », mais qui pouvait être utile à son œuvre.
Une autre idée est celle, mise en pratique par Piglia lui-même, de l’écrivain « self-made man », qui détermine ses propres lecteurs et les conditions de lecture. Beatriz Sarlo – avec qui Piglia a toujours entretenu des relations très tendues – l’a elle-même reconnu. Piglia a créé les conditions de lecture de son œuvre et a même façonné ses propres lecteurs. C’est ce qu’il a fait principalement pendant les quinze premières années de sa vie littéraire, disons de 1965 à 1980. En ce sens, Piglia serait le contraire de l’écrivain rancunier, victimisé, qui se plaint, qui n’obtient jamais telle ou telle reconnaissance et à qui la littérature (ou plutôt l’industrie littéraire et culturelle) doit quelque chose, qui pleure parce qu’il n’est pas publié ou encensé ou payé. Après tout, comme l’a si bien dit Luis Gusmán, qu’est-ce qui donne sa légitimité à un écrivain ? Ce qui l’autorise à écrire, ce sont les livres qu’il a lus, et sa propre détermination. C’est une autorisation sensible, intime, humble, mais énergique. L’écriture elle-même comme effet de la lecture des autres et comme acte éthique.
Enfin, et je pense que cela résume presque tout ce que j’ai souligné, Piglia représente l’écrivain qui pense, critique et expose sa pratique. Tout le contraire de l’écrivain candide, victime ou complice de son époque. Piglia rappelle qu’un écrivain doit nécessairement être critique envers son domaine et son milieu culturel. Un écrivain engagé, mais pas tant à la manière de Sartre – qui à un moment donné ressemblerait davantage aux écrivains professionnels d’aujourd’hui, idéologisés et prêts à donner leur avis au plus vite et à utiliser dans leur fiction la guerre en Ukraine, les changements d’identités sexuelles, les massacres aux États-Unis, le réchauffement climatique, etc. – un écrivain qui enquête et critique les conditions de son propre milieu. La toile d’araignée dans laquelle il est lui-même empêtré.
Edgardo Scott
Relecture L’autre Amérique
[1] En français dans le texte originel