César Aira, l’improbable réaliste
Critique insolent, l’enfant terrible des lettres argentines qu’est César Aira a dit : « El mejor Cortázar es un mal Borges ». C’est pourquoi je commencerai cet article sur la figure d’Aira -l’insolence se transmet par la lecture parait-il – par une citation de Julio Cortázar : « Michel est coupable de littérature, d’échafaudages invraisemblables ». Dans cette nouvelle (Les fils du diable) le narrateur définit, sans le savoir, la littérature que César Aira écrit depuis plus de quarante ans, une œuvre construite quotidiennement au moyen de matériaux incongrus.
César Aira est né en 1949, à Colonel Pringles. Parfois cité dans les petits papiers pour le Prix Nobel de Littérature, l’écrivain argentin a été récompensé l’an dernier par le Prix Formentor, qui honore l’ensemble de son œuvre. Le jury a salué son écriture dont « la rigueur, la fraîcheur et la facilité rappellent les touches jazz de l’improvisation artistique ». Il est vrai que sa littérature procure joie, délice et étonnement.
Pour comprendre l’esprit d’improvisation qui orchestre les romans d’Aira, faufilons-nous discrètement, comme une petite souris, entre deux chaises d’un café portègne. On y trouvera César Aira, attablé stylo en main et le regard avide de détails improbables. Telle est sa routine : il écrit dans un café, une page par jour. Dans cette page quotidienne il n’hésite pas, dès que le récit patine, à insérer ce qu’il observe.
Par conséquent, les trames de ses récits sont sinueuses et totalement dépendantes de l’avenir. Les possibles éclosent de tous les côtés et l’auteur n’a aucune idée du moyen qu’il trouvera pour rendre cohérent l’ensemble. Il dit même qu’il écrit n’importe quoi pour que tout prenne sens. Dans cette fuite en avant, l’ensemble se construit phrase après phrase. La cohérence s’abreuve des contingences caféinées.
Une telle méthode est le seul moyen, selon Aira, de produire de la nouveauté. Cela nécessite également de ne pas se corriger, du moins très peu, afin de ne pas faire intervenir le lecteur et donc une idée normée de la création littéraire. Au contraire, en « fuyant en avant » le texte est soumis à l’aura créatrice de son auteur. À propos du rituel du café, il précise que c’est principalement un moyen pour éviter la concentration, ce qu’il trouve très dangereux. L’écrivain concentré n’a d’autre choix que d’écrire sur ce qu’il y a en lui, dans sa misérable petite boîte de souvenirs et d’impressions. Plus qu’une obsession, une telle pratique d’écriture implique une certaine vision de la littérature, et notamment de l’imagination et la nouveauté artistique. Plus qu’une pratique d’écriture, elle est la résultante d’une façon de vivre.
Pour mieux appréhender la figure de César Aira, n’oublions pas qu’il est argentin ; et qu’en Argentine au vingtième siècle, tout projet d’écriture impose comme condition préalable l’invention d’un auteur. Avec Aira, la tradition se perpétue, les livres comptent parfois moins pour eux-mêmes, que pour agrémenter le mythe nimbant sa figure d’auteur. Néanmoins, il prend plaisir à se marginaliser comme producteur d’une littérature idiote, par comparaison à la traditionnelle figure de l’intellectuel érudit argentin (Lugones, Borges, Saer ou Piglia). Lui se considère comme l’idiot de la famille. Les lecteurs et lectrices, heureusement, ne se laissent pas berner par la posture de l’écrivain.
Il est impossible de résumer les romans d’Aira, de généraliser son esthétique tant il aime se contredire de livre en livre. Plus que prolifique, il a déjà écrit plus de cents livres. On peut tout de même se risquer à repérer une construction récurrente de ses récits : un narrateur qui ne comprend pas grande chose, une action qui s’effondre, des personnages qui développent des théories farfelues et des événements incongrus qui gâchent une histoire prometteuse. Les personnages d’Aira aiment se travestir, leurs identités fluctuent. L’instabilité est ce qui caractérise le mieux ses personnages, rien ne dure, tout est simulacre, transgression, masque.
À propos des innombrables et loufoques digressions théoriques qui parsèment ses romans, César Aira situe l’origine de son écriture dans ce qu’il appelle ses « rêveries théoriques ». Elles ont, selon lui, accompagné et provoqué sa littérature.Ces embardées théoriques accentuent l’effet de surprise et d’étonnement, omniprésent à la lecture d’un roman d’Aira. Dès qu’ils en ont l’occasion, les personnages spéculent, divaguent. L’auteur conçoit les mécanismes argumentatifs des théories comme un moyen de fabriquer de la durée dans ses mondes voués à l’éphémère. D’où sa définition des théories comme « simulacre portatif de l’éternité ». La littérature devient ainsi le lieu d’expression de tous les points de vue sur le monde, de toutes les tentatives d’explications, aussi farfelues soient-elles.
Parmi ces théories, nombreuses sont celles qui abordent l’art. Chaque roman d’Aira, de façon plus ou moins explicite, est l’occasion pour l’auteur de délivrer un manifeste poétique. Aussi, le fond et la forme s’entremêlent et expriment la jouissance de l’instantané, la croyance au hasard. Et quoi de mieux que les mystérieuses ruelles labyrinthiques, qui quadrillent son œuvre, pour déjouer les lois de la vraisemblance, pour bidouiller la logique causale, lorgner vers le bizarre, le rêve ; pour improviser de l’art inédit. Chacune de ses expérimentations narratives subvertit la réalité, met le réalisme en crise. Et pour cela, l’auteur n’hésite pas à emberlificoter l’espace et le temps. On peut considérer la géographie de ses romans comme déréalisante, elle trouble les perceptions et est responsable du tropisme vers l’improbable. Le surréalisme, confirme Aira, est toujours une de ses sources d’inspiration.
Concluons notre balade en plein Aira, par son dernier roman, Le Président, traduit aux éditions Christian Bourgeois, son fidèle éditeur français. On y retrouvera tout ce qui a été évoqué ci-dessus.
Dès la première phrase, Aira déstabilise notre conception du réel : « Cela n’arrivait pas que dans les contes orientaux ». Une phrase seulement, mais pas n’importe laquelle. Celle-ci inscrit le récit sous le signe des mille et une nuits, texte si important pour Borges, et pour Aira.
Invité à un colloque universitaire à Rosario en 2013, Aira commence sa conférence, intitulée El Realismo, par un épisode des 1001 nuits. Avec son dernier roman, Aira y revient, par le récit. Un récit dans lequel le réel « clignote », le rêve « déborde et se précipite en cascades sur la réalité », et où la réalité est « cette machine à déconcerter les humains », « une fissure par où filtre l’irréalité ».
Bref, lisez César Aira. Et merci à lui, vous en avez pour au moins, mille et une nuits.
Leo GB