El traductor, Salvador Benesdra[1], Editorial Eterna Cadencia, Buenos Aires, 1996, 672 p.
[Inédit en français]
Vingt ans d’El Traductor de Salvador Benesdra
Une histoire mouvementée
Publié en 1998, quelques années après la mort de son auteur, le roman El Traductor a tracé son propre chemin dans la littérature argentine, gagnant des lecteurs à chaque nouvelle édition et conservant le caractère de « livre culte » avec lequel il a été publié il y a deux décennies.
Tout d’abord, les faits. Salvador Benesdra, écrivain, journaliste, enseignant et psychologue, s’est suicidé le 2 janvier 1996. Il est né à Buenos Aires, quarante-trois ans plus tôt, dans une famille d’origine juive séfarade, et bien qu’il n’ait pas prononcé un mot avant l’âge de trois ans, il est arrivé à maîtriser sept langues couramment. Il était professeur d’épistémologie génétique à l’université de Buenos Aires ; il a été éditeur (La Voz, La Razón, membre de l’équipe originale de Página/12), spécialisé dans le traitement des questions internationales, et il a écrit un curieux manuel de développement personnel intitulé El Camino total, publié par Eterna Cadencia seize ans après sa mort. Mais s’il y a une raison pour laquelle Salvador Benesdra est entré dans l’histoire de la littérature argentine en particulier, et dans l’histoire de la littérature en général, c’est grâce à son roman El Traductor, un dispositif très étrange qui bouleverse les canons, les styles et les étiquettes bien commodes utilisés par les critiques littéraires.
Le livre
« Je me suis dit que c’était peut-être vrai après tout que les idéologies sont mortes ; j’ai jubilé en regardant par la fenêtre du bar alors que le chaud soleil printanier de Buenos Aires commençait à faire fondre toutes les convictions de l’hiver. J’ai soupçonné pour la première fois qu’il pouvait y avoir un plaisir dans le vertige de flotter dans ce bouillon uniforme qui avait depuis longtemps pris possession de tous les espaces de la planète. Le soleil lançait sa fête de distinctions sur tous les objets de ce coin de rue, mais je sentais que de partout il drainait une nuit grise de chats universellement gris, une apothéose d’indifférence qui pour la première fois ne parvenait pas à réveiller ma peur ». Celui qui parle, celui qui écrit, c’est Ricardo Zevi, le seul traducteur permanent de la maison d’édition de gauche Turba, et ainsi commence El Traductor.
Le décor est Buenos Aires, l’époque : le début des années 1990. Le mur de Berlin est tombé il y a quelques années, l’Union soviétique vient de se dissoudre et, en Argentine, la première présidence de Carlos Saúl Menem a déjà dispersé dans l’air l’infâme puanteur qui allait se renforcer au fil de la décennie. Editorial Turba persiste dans sa propagande gauchiste, avec la publication et la distribution de matériel de diverses teneurs (livres, magazines, pamphlets) et, au début du roman, sans savoir avec certitude pourquoi, Ricardo Zevi se retrouve à traduire Ludwig Brockner, un philosophe allemand d’extrême droite qui, dans son discours rumine, avec ironie et rancœur, Nietzsche et Lacan. Au fil de l’histoire, le lecteur apprend que l’éditeur de gauche n’est pas tellement de gauche (son fonctionnement fordien phagocyte les accords salariaux et les négociations syndicales) et que Ricardo Zevi n’est pas aussi clair sur sa position dans l’entreprise, ses convictions idéologiques, sa stabilité mentale et son histoire d’amour avec Romina, une adventiste de Salta qui devient la force motrice centrale de tout le roman.
La prose de Salvador Benesdra est dense mais pleine d’un humour particulier, qui commence par rire du protagoniste lui-même, tout en défiant continuellement le lecteur et en changeant le centre d’intérêt de l’histoire : le prologue d’une rencontre amoureuse et de sa réalisation est suivi d’une description détaillée d’une assemblée syndicale où les alliances et les querelles apparaissent à chaque page ; après la transcription de la prose rance du réactionnaire Brockner, Zevi s’interroge personnellement sur son statut de juif séfarade, qui est au cœur même de sa profession de traducteur qualifié, en raison de « cette même obstination à accepter les langues comme la seule culture utile à tolérer dans la « bonne famille », ce polyglotisme qui, dans les Balkans, pouvait sauver la vie de n’importe qui, car il n’y avait pas mille mètres carrés de surface où l’on ne parlait moins de cinq langues. A tel point qu’à Buenos Aires, on aurait pu connaître l’écho gigantesque causé par les murs d’une maison aisée sans le moindre livre, et pourtant avoir un professeur d’anglais et de français depuis l’âge de sept ans ».
Une certaine propension à la folie, au débordement, mais sans jamais abandonner le réalisme, lie Ricardo Zevi à d’autres personnages importants de la littérature argentine, comme le narrateur anonyme de El Silenciero d’Antonio di Benedetto (1964), qui se consacre à la construction de systèmes bizarres pour éviter le bruit de la ville, ou encore Mario Gageac dans El desierto y su semilla (2001), de Jorge Barón Biza (un autre auteur qui se suicida après un seul roman, comme Benesdra), qui raconte le voyage qu’il entreprend avec sa mère pour faire opérer son visage défiguré dans une clinique italienne. Il y a surtout la présence fantasmagorique de Remo Augusto Erdosain, l’inoubliable protagoniste de Los Siete locos (1929) et Los lanzallamas (1931) de Roberto Arlt, invoquée par Zevi lui-même dans une page d’El Traductor.
Le roman est aussi une radiographie de Buenos Aires, de la ville parcourue de nuit et à pied, un univers de bars et de couloirs, de portes, de places et d’entrepôts, d’entrepôts portuaires et de rues mal éclairées. L’un des moments les plus lyriques, et dans Benesdra cela est toujours trompeur, se produit lorsque Zevi marche sans but à travers le Barrio Norte jusqu’à San Telmo, transperçant sa propre existence au fil des souvenirs de ses années étudiantes: « J’ai laissé tous ces coins pénétrer mes pores afin qu’ils s’échappent de mon esprit pour toujours. Je ne me promenais pas, je marchais d’un pas rapide, le pas de la folie. Je ne regardais pas, ma rétine n’enregistrait pas. J’incorporais chaque coin de rue, chaque ambiance, chaque mythe dans mes os, dans mes articulations mobilisées par les mouvements récurrents des talons, dans les muscles secoués par la marche à l’aveugle. »
L’édition
Il y a vingt ans, les Ediciones de la Flor ont publié le roman El Traductor. L’édition était financée par une subvention de la Fondation Antorchas et par la famille de Salvador Benesdra. En 2012, Eterna Cadencia a réédité le livre avec un prologue d’Elvio E. Gandolfo, celui-ci est devenu ainsi l’un des titres les plus vendus du catalogue de l’éditeur à ce jour.
Gandolfo lui-même raconte dans le prologue le chemin suivi par le manuscrit que Benesdra ne verra pas publié : manuscrit soumis au prix Planeta Argentina en 1995, un concours dont Gandolfo faisait partie du jury de présélection et au cours duquel le roman figura parmi les dix finalistes (Sucesos argentinos, de Vicente Battista, serait le gagnant).
Lorsque l’information filtra dans la presse, Benesdra contacta Gandolfo pour lui demander conseil sur les mesures à prendre pour arriver à se faire publier. Gandolfo, qui avait transporté le lourd manuscrit lors de plusieurs voyages entre Buenos Aires et Montevideo et qui, dès le début, avait considéré le roman comme méritant largement d’être primé, proposa à Benesdra d’essayer avec les Ediciones de la Flor, et recommanda le livre à la bourse de la Fondation Antorchas.
Tout cela se produisit dans les derniers mois de 1995, avec les délais typiques des différents acteurs du monde de l’édition, que Salvador Benesdra ne voulut pas attendre. L’écrivain passa ces vacances de Noël dans une station balnéaire sur la côte de Rocha (Uruguay), où il écrivit son deuxième roman ; puis il rentra à Buenos Aires et, le deuxième jour de 1996, il sauta du dixième étage de l’immeuble où il habitait. La suite, on la connaît : la bourse lui fut attribuée, le livre fut publié à titre posthume et le nom de Salvador Benesdra commença à circuler dans le monde de l’édition et des suppléments culturels.
Il est vrai qu’il est très difficile pour un livre, et bien sûr pour son auteur, surtout s’il est mort, d’échapper à l’étiquette d’« œuvre culte », qui ne manque pas d’avoir une connotation d’hermétisme, comme une chose gravée dans le marbre, exemptée de considérations critiques, positives ou négatives. En vingt ans, El Traductor a réussi à se frayer un chemin dans la jungle luxuriante de la littérature argentine d’un pas ferme et sûr, et à conquérir les lecteurs qui trouvent un nouveau sens aux signes disséminées dans l’intrigue. L’invitation reste d’actualité.
-Publié dans l’hebdomadaire BRECHA le 28/III/2018
Martín Betancor
[1] Salvador Benesdra (1952-1996) est l’auteur d’un énorme roman qui reste considéré comme un des plus marquants de la littérature argentine, toujours inédit en français près d’un quart de siècle après sa publication. Cette œuvre est ici présentée dans un article publié en 2018 par l’écrivain uruguayen Martín Bentancor, un de ceux que le Trapiche suit de près, et qui nous a permis de traduire et partager ici son texte.