La main aux doigts qui bifurquent
À la page 22[1] d’un livre à la couverture jaunie par l’écoulement du temps et acheté d’occasion par un professeur de littérature[2], on lit que le plus fameux écrivain argentin, Jorge Luis Borges, aurait écrit un roman touffu faussement autobiographique[3], dont le titre serait le suivant : La main aux doigts qui bifurquent. Dans ce dernier il dévoilerait sa vie sentimentale et sa vie sexuelle, pleines d’aventures sagement dissimulées lors de ses interminables entretiens auxquels il se plia à la fin de sa vie. Ce récit, véritable miroir (déformant ou non) de son coeur serait pour lui l’occasion de reconfigurer la plupart de ses idées sur le temps autour de sa vie amoureuse, thématique si absente de son oeuvre connue[4]. Ce roman souterrain, si étranger à son oeuvre visible pour reprendre la classification de l’oeuvre de Pierre Ménard, aurait été minutieusement caché par Borges. S’agissant de la période durant laquelle ce mystérieux manuscrit aurait été écrit, le doute subsiste. Une telle découverte contredirait l’ensemble de la critique spécialiste de l’oeuvre borgésienne, un tel trésor posthume bouleverserait ce que nous tenions pour acquis à propos de la pudeur légendaire de Georgie.
Dans ce même livre, précisément à la page 25, il est précisé qu’un court extrait de ce roman est disponible à la fin de l’ouvrage. Hâtons-nous donc, telle la tortue de Zénon, aux dernières pages de ce livre pour y découvrir ce fragment inédit :
« … et je gravis les marches à toute vitesse. Je n’ai pris l’ascenseur car, comme l’a dit Georges Clemenceau, le meilleur de l’amour est dans l’escalier, et c’est bel et bien au seuil de l’amour que je me dirigeais. Marche après marche, mon désir d’entremêler mes mains aux siennes grandissait, quand soudainement la frivolité de mon esprit paralysa mon corps. J’eus alors en face de moi, par le simple fait de clore mes paupières, le corps d’Ulrica[5] complètement dénudé. Je pouvais dévorer du regard ses mains aux veines nordiques[6], contempler simultanément son auriculaire gauche si faussement longiligne et sa chevelure rousse qui m’embauma d’ivresse la première fois que je la vis. J’eus alors l’intuition de compter les marches laissées derrière moi. Il y en avait comme je le pressentis dix-huit. Je me tenais donc immobile sur la dix-neuvième marche de l’escalier, là où l’Aleph se trouvait dans ma nouvelle éponyme. Ici, l’univers que je pouvais embrasser de tous les côtés s’était concentré dans le corps d’Ulrica. Elle était devenue ma Beatriz.
Une fois revenu à la réalité, c’est-à-dire le pied posé sur la marche suivante, je consultai ma montre : j’étais en retard ; les aiguilles (souvenirs de tes doigts caressant mes cuisses) indiquaient « Pas Ulrica »[7].
Aux abords de la trentième marche, je me mis à réfléchir à la notion d’attente. L’attente est un délire, un enchantement. À quel point étais-je attendu ? Pour ma part, j’attendais d’être attendu, car comme le formule Barthes : attendre est le propre de l’amoureux[8]. Aussi j’attendais d’être aimé. C’est pourquoi la phrase la plus meurtrière à l’ouverture de la porte serait : « Jorge ! Quel plaisir, je ne vous attendais pas de sitôt ».
J’arrivai devant la porte, le nom inscrit sur la sonnette n’était pas celui d’Ulrica. Le doute m’envahit, m’étais-je trompé d’immeuble ? J’étais persuadé du contraire, l’escalier que je venais de gravir avait trop meublé mes multiples fantasmes pour que je me sois trompé. Il fallait donc accepter cette disparition, d’abord du nom, puis de celle qui le portait si bien. Une dénommée Hélène y habitait maintenant à sa place. Je me souvins alors de tous les baisers que nous n’avions jamais partagés[9]. Le souvenir pour moi n’est pas « marqué par l’intrusion de l’imparfait dans la grammaire du discours amoureux » comme le voudrait Barthes qui n’a de toute façon jamais apprécié mon oeuvre visible. En ce qui me concerne la grammaire de l’amour se conjugue toujours au futur. Car le souvenir n’est pas un passé révolu mais un élan d’espoir, l’espoir de voir advenir dans le futur ce passé rêvé. Tel un Funes mélancolique je me remémorais en détails tous ces souvenirs confectionnés par mon imagination, et souffrais paradoxalement de leur atroce précision. J’aurais pu me faire enlever une dent sans anesthésie tant la disparition d’Ulrica m’accablait de tristesse.
Après avoir redescendu à la hâte les escaliers et vécu cet ascenseur émotionnel je sortis de l’immeuble et me dirigeai vers mon destin. Celui-ci me mena au bistrot Babylone, rue Garay. Le barman finissait tout juste de brancher les fûts de bière et me demanda si je venais pour le Lottery Day. Mon absence de réponse lui fit m’expliquer dans la foulée en quoi consistait cet étrange jour de la loterie. Tous les soixante jours[10] le bistrot Babylone organisait le Loterry Day. Au cours de cette journée, les dix bières disponibles à la pression regorgeaient de vertus bien particulières : certaines provoquent le bonheur ultime, d’autres vous noient dans un océan de malheur. Elles peuvent aussi bien tuer que rendre immortel. De plus, le consommateur ignore à quelles conséquences sont associées les bières. Il prend seulement connaissance des dix lots du jour et choisit au hasard une bière. Au menu ce jour là : une bière qui vous brûle la langue, qui tue la dernière personne dont vous avez observé les poignets, vous offre dix leçons gratuites pour apprendre le tango argentin, vous transporte instantanément à Paris, vous aveugle, vous rend jaloux les soirs pluvieux, vous permet de vous confesser au Père Brown tous les dimanches pendant deux mois, vous permet de ne jamais utiliser de Viagra de votre vie, vous impose l’hypermnésie funeste, vous offre la mort dans une duel au couteau dans le Palermo de Carriego.
Avant de lancer les dés de mon existence, je feuilletai l’un des journaux empilés sur le comptoir. J’y appris, entre autre, la mort de la mannequin Paris Hilton, assassinée rue Morgue. Anecdotique pour la majorité des lectrices, quelle ne fut pas ma surprise en lisant une telle information ! Ce que Yu Tsun avait entrepris à propos d’Albert, quelqu’un d’autre l’avait réalisé à propos de Paris. C’est alors que les pièces du puzzle s’assemblèrent : Ulrica m’attendait à Paris. Dire qu’elle avait réussi à tuer Paris Hilton précisément rue Morgue, lieu de naissance du roman policier. Et puis l’indice de la sonnette ! Le rapt d’Hélène par Pâris évidement !
Un tel revirement de situation me fit complètement oublier la particularité de ce jour de loterie alcoolisée au Babylone, et je commandai aussitôt une bière dans l’optique de me donner du courage. Je la choisis à son nom, Una Mancha más al tigre[11], qui me semblait étrangement prédestiné. Pressé par la nouvelle, je sortis ma carte bleue, afin d’éviter de recevoir le zahir en monnaie, et exécutais mon code « 1900 » (anciennement 1899 pour les curieux qui voudraient me voler ma carte dans le passé). Puis je bus ma pinte cul sec.
Lorsque je repris connaissance Ulrica était assise à mes côtés, nos mains enlacées et les toits parisiens encerclés par de somptueux rideaux dorés. La vision de son auriculaire gauche répétait celle que je vis magiquement dans l’escalier. De sa voix réconfortante elle m’expliqua ce qui venait d’arriver :
– À l’origine du monde, le temps était un bras ; linéaire, il avançait sans déviations. Puis avec le temps une paume de main s’est ajoutée au bras du temps, une sorte de jardin de tous les possibles. Enfin, cinq doigts ont poussé sur ce terrain vague : le pouce, l’index, le majeur, l’annulaire et l’auriculaire. Cinq temps, cinq sentiers qui nous conduisent vers l’inconnu. À chaque instant de nos vies, nous nous situons au creux de la main, dans la paume du monde. Tous les avenirs nous sont offerts. Et l’amour est la capacité de vivre à deux dans un même monde. Quel drame d’être amoureux d’une femme qui choisit sans cesse le monde du pouce quand nous l’attendons sempiternellement dans celui de l’index ! Le seul moyen d’éviter ce genre de bifurcations réside dans ce geste que tu apprécies tant[12], celui de deux mains qui s’entrecroisent. Ainsi, nos paumes collées l’une contre l’autre et nos doigts s’entrelaçant, nos deux réalités s’unissent dans celle qui est devenue la nôtre… »
Suite à la lecture de cet extrait, questionnons le statut de ce fragment : qu’en est-il de son authenticité ? Quelles sont les preuves de sa prétendue existence ? Ne serait-ce pas plutôt une invention d’un étudiant émettant l’hypothèse qu’ayant tellement écrit sur les variations imaginaires de notre rapport au temps, Borges en vient à subir lui même ce qu’il a eu l’audace d’inventer, comme si ses contre-pensées du temps s’étaient retournées contre lui, comme si les circonvolutions du temps, jusqu’à maintenant refoulées, se libéraient. Borges victime de sa machine temporelle, précurseur anachronique de Frankenstein.
Mais à lire Borges de plus près, l’imagination d’un texte ne suffit-elle pas à le rendre réel ? Pourquoi Pierre Ménard aurait-il une oeuvre souterraine et Borges aucune ? Peut-être que La main aux doigts qui bifurquent est à Borges ce que Les Ennemis est à Jaromil Hladik : une oeuvre écrite dans un temps immobile précédant la mort, un temps purement subjectif offert par Dieu pour sauver la littérature.
Imaginons donc Borges, réservant avec ironie ses dernières secondes infinies pour l’écriture d’un roman débordant d’amour.
Leo GB
[1] Début étrangement similaire au Jardin aux sentiers qui bifurquent.
[2] À en croire les rumeurs environnantes, ce professeur serait Julio Premat, professeur à l’Université Paris VIII.
[3] A priori oxymoron total au regard de l’oeuvre connue de l’écrivain. Cependant lui connaissant sa délectation pour cette figure du style si paradoxale, on ne peut que comprendre a posteriori un tel geste esthétique.
[4] Tous les critiques isolent dans son oeuvre quelques textes traitant de la relation amoureuse. Citons
« L’Aleph », « Le Zahir », « Ulrica », « La Secte du Phenix » ; ou bien également le regroupement de poèmes d’amour orchestré par Silvia Baron Supervielle aux éditions Gallimard.
[5] Un des prénoms préférés de l’auteur selon une note de bas de page de la Pléiade.
[6] Les rares présences de sexualité ou d’amour sont souvent liées aux pays du Nord chez Borges. Ulrica dans la nouvelle éponyme est norvégienne. Énumérant les livres présents dans sa chambre plus jeune, le narrateur de L’Autre mentionne « une livre broché sur les moeurs sexuelles des peuples balkaniques ». « Je veux me souvenir du baiser que tu me donnais en Islande » lit-on dans GUNNAR THORGILSON. Ou encore « A cet instant précis : Que ne donnerais-je pour la joie d’être en Islande à tes côtés sous le grand jour immobile et de partager le présent comme on partage la musique ou la saveur d’un fruit. A cet instant précis l’homme était près d’elle en Islande » dans Nostalgie du présent.
[7] « Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps » dans le poème L’homme menacé. Dans la temporalité amoureuse, celui ou celle qui n’est pas encore avec l’autre est toujours en retard.
[8] L’autre formule de Barthes « Suis-je amoureux ? Oui, puisque j’attends » résume encore mieux cette analyse.
[9] On retrouve dans de nombreux poèmes cette mélancolie borgésienne. Le poème Élégie du souvenir impossible en est un bel exemple : « Que ne donnerais-je pour la mémoire/De t’avoir entendue me dire que tu m’aimais/Et de ne pas avoir dormi jusqu’à l’aube/Déchiré et heureux ». Parfaite définition de la mélancolie selon Agamben.
[10] « tout homme libre et déjà initié aux mystères de Bel participait automatiquement aux tirage sacrés, qui s’effectuaient dans les labyrinthes du dieu toutes les soixante nuits, et qui décidaient de son destin jusqu’au prochain exercice » (La loterie à Babylone).
[11] Si vous voulez acheter cette bière qui existe vraiment voici le lien : https://strange.com.ar/p/item/3955 Borges ne sait même pas à cet instant, que la levure utilisée pour cette recette est la levure Kveik, typiquement norvégienne. Ce qui lui aurait donné une raison supplémentaire de choisir cette bière.
[12] À plusieurs reprises Borges évoque la relation amoureuse à travers l’image des mains qui se rencontrent : « il a fallu toutes ces choses pour que nos mains se rencontrent » après une longue énumération des richesses poétiques du monde dans le poème Les Causes ; « écarteront ta main de la mienne, Mais aussi la nuit, l’aube, le jour… » dans La Veille ; « Adieu les mains réciproques et les tempes que l’amour rapprochait » dans 1964 I ; « la délicate ossature d’une main » dans l’énumération de ce qu’il voit grâce à l’aleph dans L’Aleph.