Le Tilleul, César Aira, traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot, Bourgois, 2021. Esquisses musicales, César Aira, traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot, César Aira, Bourgois, 2021
César Aira est un auteur prolifique. Il a, à ce jour, publié plus d’une centaine d’ouvrages.
Christian Bourgois, l’éditeur français de César Aira, a décidé à l’été 2021, de faire paraitre simultanément deux livres publiés initialement en 2005 (Le Tilleul) et en 2019 (Esquisses musicales). Choix dicté sans doute par le fait qu’ils ont en commun de nous éclairer sur la jeunesse de César Aira, sur la naissance de sa vocation, et parce qu’ils semblent constituer une porte d’entrée idéale pour ceux qui souhaitent découvrir cet auteur et s’immerger dans son univers.
Si le terme d’autobiographie n’est pas clairement évoqué, le parti pris dans ces deux ouvrages est de nous éclairer sur la jeunesse de César Aira, vécue dans les années 1950-1960, à une époque si particulière dans l’histoire de l’Argentine. Tous deux ont pour décor sa ville de naissance au nom si romanesque pour un européen : Coronel Pringles.
Ces deux livres sont surtout des clés de compréhension que nous donne l’auteur sur les évènements de sa vie qui ont accompagné et déterminé la naissance de sa vocation littéraire.
Il lève également le voile sur la manière dont il envisage la place de l’art dans la société et sur sa connaissance des processus qui conduisent à l’acte créatif en lui-même.
Le Tilleul est une chronique autobiographique relatant la jeunesse de César Aira. Né en 1949 à l’apogée du péronisme, dans une petite ville reculée et rurale, il est fils unique d’un couple bizarrement assorti. Son père taciturne et « nerveux » et sa mère affublée d’un physique étrange.
Le père, électricien très peu qualifié mais entièrement péroniste, parcourait à vélo, sans cesse et à toute heure, la ville de Pringles en charge qu’il était du bon fonctionnement de l’éclairage public.
« Véritable rat d’église », « croyant dévot soldat des armées de Marie », il avait dû choisir en 1954 au moment de la rupture de Perón avec les curés : il serait péroniste… et impardonnable aux yeux de certaines dans un quartier où la malveillance était presque une façon d’être : « ce qu’elles critiquaient, c’était qu’un pauvre électricien, pistonné de surcroît, se la joue mystique. »
La mère, « blanche issue de la classe moyenne propre sur elle », n’avait consenti à se marier avec un « noir » (le père d’Aira avait un petit quelque chose d’indien dans sa généalogie) « qu’en raison de sa déficience physique très marquée » rendant impossible un mariage de son rang. Car, bien pire que d’épouser un « noir » péroniste, rester vieille fille lui faisait horreur.
C’est donc entre ce père, torturé et insomniaque, et cette mère passionnée de fictions radiophoniques, que grandira César Aira (ou son double). La famille habitera une pièce unique au sein d’une vieille auberge délabrée et emplie de mystère.
De quoi stimuler l’imaginaire du jeune narrateur, nourri par ailleurs de l’observation de quelques étranges spécimens vivant à Pringles.
César Aira le reconnait lui-même : « toute ma vie s’est teintée de la couleur de la fiction. »
Car évidemment ce qu’Aira nous décrit dans cette autobiographie, c’est la genèse de sa vocation littéraire.
La période passée en tant que jeune employé de bureau chez un voisin expert-comptable, loufoque et bavard, a été déterminante. Happé par la magie des dictionnaires et subjugué par les monologues de son « patron », amoureux de la machine à écrire que ce dernier lui laissait approcher, ému par le raffinement, la subtilité voire le sens caché d’une règle de ponctuation, il comprit dès lors quel serait son destin :
« Je pouvais percevoir la croissance, lente et magnifique, des constructions imaginaires dans lesquelles le langage… s’ouvrait à quelque chose allant au-delà des mots. »
Reste une question, pourquoi ce titre, pourquoi Le Tilleul ? Parce que seules les fleurs de l’arbre en question avaient la vertu, une fois infusées, de calmer les insomnies de son père. Mais aussi et surtout pour le rôle que ce « Tilleul Monstre »a tenu dans la légende pringlésienne.
Bien évidemment dans ses Esquisses musicales, il est aussi question de Coronel Pringles, de légendes et de magie.
En ces temps, la ville de Pringles était dotée d’un hôtel de ville, « merveille d’extravagance architecturale que tous les habitants nommaient le Palais ». Pringles, qui demeurait une localité rurale et éloignée, souffrait, comme ses habitants, d’un manque de représentation. Le seul monument de la ville, une statue médiocre, ne suffisait pas à gommer le manque de considération et la malveillance dans le regard de quelques visiteurs de passage.
Aussi, les autorités décidèrent de se lancer dans un projet emblématique : la réalisation de fresques appelées à décorer les murs du Palais, et ainsi, rehausser l’image de la ville.
Pour donner plus de sens à la démarche, cette réalisation fut confiée à un Artiste local reconnu et respecté : le Peintre.
Le fait que le « Peintre » soit en fait un commerçant veuf et retraité n’ayant jamais produit ni exposé aucune toile, ne suscita la moindre réserve.
Chacun à Pringles perçut que derrière la figure locale, se cachait un créateur exigeant, légitime à porter le grand dessein.
Si nous marchons dans les pas du peintre, nous déroulons aussi, bien entendu, le fil des souvenirs émus du narrateur (César Aira).
Lycéen dans les années soixante, « à une époque où les jeunes gens savaient être courtois avec les filles », il arrivait qu’il se rende lui aussi le samedi soir au Melody où l’on présentait les Esquisses Musicales, le nom retenu pour ces soirées dansantes d’un autre âge.
« Le Melody était alors déjà le témoin d’une autre époque. Je l’ai connu au moment de son dernier râle, dix ans après les faits que je relate ici. Nous y allions danser, moi et mes camarades de classe. »
Pour notre écrivain, ce lieu était de ceux dont on dit qu’ils n’ont jamais existé, une sorte de fantasme.
Et pourtant, il nous demande de lui faire confiance. Ou pas ?
« La mémoire n’est pas fiable, moi-même j’ai des doutes, quoique, en fermant les yeux, je crois me revoir au Melody, je crois même revoir le visage de la fille que je serrais dans mes bras, ressentir son odeur et son contact. »
C’est lors d’une soirée au Melody que le peintre s’était rapproché, en dansant, de celle qui serait son épouse trente années durant.
Longtemps après qu’elle soit morte, il la revoyait en rêve, et lui revenaient alors les sensations vécues le samedi soir au Melody.
Le temps passa et le peintre, vieux désormais et porteur du Projet communautaire, fit le choix de s’éloigner de la ville en immersion totale et solitaire au milieu de la nature.
C’est là qu’il se pensait « à sa place, là où le cours des saisons lui soufflait le schéma permettant de comprendre les relations entre peinture et paysage. »
Nous le suivrons dans ses introspections (les siennes ou celles de César Aira) sur le sens à donner à l’acte créatif, au rôle de l’artiste et à la place de l’art en général.
Notre personnage ne manquera pas d’être visité, lors de sa quête solitaire, par une sorte de clochard ayant un penchant pour la beauté, un nain meurtrier persuadé de rétrécir sous le poids de la culpabilité, et bien entendu par le fantôme de sa femme « portant un sourire qui en disait long. » Réalisme magique.
Si le livre se termine de manière un peu abrupte, c’est sans doute « parce que l’œuvre d’art inachevée sera toujours meilleure que celle qui a été achevée. »
Le peintre de Coronel Pringles a-t-il vraiment existé ?
Ce qui est certain c’est que « tous les ingrédients sont réunis pour cultiver la légende et ses variantes. »
Philippe Bouverot