Lectures croisées de deux albums illustrés qui se font écho, d’une rive à l’autre du Río de la Plata : El gran surubí de Pedro Mairal et Los dorados diminutos d’Horacio Cavallo

Lecture croisée de deux albums illustrés qui se font écho, d’une rive à l’autre du Río de la Plata : El gran surubí de Pedro Mairal[1], et Los dorados diminutos d’Horacio Cavallo[2]

Ce sont deux livres qui se répondent, deux livres en vers, et en sonnets, des albums illustrés par deux artistes, en format italien, avec un faux air de livres pour enfants. Il faut donc avant tout nommer les deux illustrateurs : Jorge González est le complice de Pedro Mairal pour El gran surubí, Matías Acosta est celui d’Horacio Cavallo pour Los dorados diminutos. Deux livres dont le premier vient d’Argentine (mais c’est la version bilingue publiée en France qui est référencée ici) et le deuxième vient d’Uruguay, lui faisant écho et actualisant peut-être une tradition commune aux deux pays, celle de la « payada » des gauchos, un duel amical d’improvisation en vers, les « décimas », concours où la virtuosité le dispute à l’humour dans la répartie. 

El gran surubí, dans son édition française, présente les deux textes, sur chaque page, deux fois quatorze vers dans une traduction assez réussie de Thomas Dassance, à qui les exigences de la rime imposent de s’éloigner parfois du texte original. Personne n’aurait pu éviter cela, et la qualité du résultat le méritait bien ! 

El gran surubí, pourrait se définir comme une dystopie argentine tragique, un « roman en sonnets » très sombre où se mêlent les souvenirs des dictatures militaires, de leurs noyés dans les eaux boueuses du Río de la Plata, de Soleil vert, de Moby Dick, du Jonas biblique, du voyage d’Ulysse, avec quelque chose de la littérature des camps de concentration ou du post-exotisme volodinien (les Haïkus de prison de Lutz Bassmann). 

Une bande de copains jouant au football à Buenos Aires se font rafler par des militaires et enrôler de force sur des navires-prisons qui pêchent dans le Río de la Plata d’énormes « surubís » mutants (des silures déjà bien gros dans leur forme naturelle) dont la chair est transformée en briques de protéines pour nourrir les affamés de la mégapole de Buenos Aires. La pêche se fait au moyen d’énormes hameçons et d’appâts constitués de carcasses de moutons pourries, mais parfois aussi du corps des camarades noyés… Misère, crasse, rouille, puanteurs, travail forcé, homosexualité carcérale, mutineries, répression, voilà ce que racontent les sonnets de Pedro Mairal. Jusqu’au jour où le narrateur trouve la manière de s’évader en se faisant remorquer par un surubì qu’il laisse s’échapper au bout de sa ligne. Remontant alors le Paranà et ses affluents vers l’intérieur des terres guarani, il rencontrera sa Nausicaa, mais n’échappera pas à un sort tragique.

Los dorados diminutos est publié à Montevideo quelques années après la sortie du Gran surubí en Argentine, comme une suite, une réponse, tout à la fois hommage et clin d’œil. Il est d’ailleurs préfacé par Pedro Mairal lui-même, qui de ce fait accepte l’hommage et se prend au jeu. Le défi d’écriture est le même : tout en vers et en sonnets. Le lien se fait, entre les héros et les narrateurs de deux récits, par un cousinage. Et le cousin uruguayen, Luis, ayant appris l’arrestation du cousin argentin, Ramón, va partir à sa recherche sur les eaux et les îles qui séparent les deux pays, entre Buenos Aires, Colonia del Sacramento l’île Farallón et l’île Martín García. Ainsi la deuxième histoire s’immisce habilement dans la première, et leurs divers protagonistes s’y croisent… 

Même s’il est question de sonnets, une forme classique par excellence, Pedro Mairal et Horacio Cavallo n’imitent pas les auteurs du siècle d’or espagnol : leur poésie est très actuelle – entre espagnol « platense » et « lunfardo », l’argot du Rio de La Plata –, pleine de références et d’allusions modernes, au football, à la chanson populaire, à la littérature, notamment quand Horacio Cavallo évoque un sujet qui lui tient à cœur, la disparition forcée de l’auteur argentin Haroldo Conti, à l’époque de la dictature en 1976. 

Deux livres très originaux et atypiques, qu’on peut dévorer en un seul jour, l’un après l’autre, dont les illustrations sont largement à la hauteur des textes. Le premier étant déjà publié en France, espérons que l’autre suivra ! 

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El gran surubí, Pedro Mairal, Éditions Les Rêveurs, bilingue, Montreuil, 2013, 140 p.

Los dorados diminutos, Horacio Cavallo, Ediciones del estómago agujereado, Montevideo, 2017, 130 p.


[1] Pedro Mairal, né en 1970, est un auteur déjà largement reconnu, tant dans son Argentine natale que dans divers autres pays, ses œuvres ayant été traduites en français, en italien, en portugais, en polonais, en allemand… Ayant vite abandonné des études de médecine, il s’est tourné vers les lettres et l’enseignement. Son premier roman, Una noche con Sabrina Love a reçu le prix Clarín en 1998, puis a été adapté au cinéma. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages (romans, poésie) et de chroniques dans la presse. En France ses livres sont publiés chez Rivages : Tôt ce matin (2004), Une nuit avec Sabrina Love (2006), L’intempérie (2007), Salvatierra (2011).

[2] Personnage discret et attachant, Horacio Cavallo né à Montevideo en 1977, est à la fois poète, auteur de textes de tango, de nouvelles et de romans, aussi bien pour les adultes que pour la jeunesse, dont : Oso de trapo (2008), Fabril (2010), El silencio de los pájaros, recueil de nouvelles (2013), Invención tardía (2015). Ses textes sont publiés dans diverses revues d’Amérique latine, et quelques anthologies. La ville de Montevideo et le ministère uruguayen de la culture lui ont décerné plusieurs prix. Il lui arrive aussi d’être chanteur-interprète. En 2018 son premier roman Oso de trapo est réédité aux éditions HUM, et un nouvel opus Casa en ninguna parte paraît chez l’éditeur Criatura. S’y ajoutent des albums pour la jeunesse, en collaboration avec des illustrateurs. Sa nouvelle Les cendres du père est publiée en français dans l’anthologie Histoires d’Uruguay aux éditions Latinoir (Marseille).