Ma vie en peintures de María Gainza (Arg) par María Solari

Ma vie en peintures, María Gainza, traduit de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen, Gallimard, 2018, 192 p. [El nervio óptico, Anagrama, 2017]

Qu’est-ce-qui fait qu’une œuvre d’art nous envoûte ? Pourquoi, devant certaines œuvres, nous ressentons un frisson inexplicable, une fulgurance qui demeure en nous pendant des jours ? María Gainza se pose cette question et l’ensemble du Nerf Optique en est la brillante réponse.  

Les onze textes que comporte son livre naviguent doucement entre la nouvelle et l’essai. Avec un geste délicat, María entremêle les fils de son histoire avec les vies (souvent tragiques) des peintres, tout en réfléchissant à voix haute sur la mort, les peurs, l’art. Hypnotisés par sa voix, les yeux fixés sur chaque détail de la trame, on oublie qu’en même temps une image plus grande se forme : une magnifique tapisserie qui se révèle seulement à la fin du texte, quand on relève la tête. 

Dans chaque récit, il y a une œuvre d’art favorite qui fonctionne comme un fil conducteur dans la narration. Un cheval sur le point de donner un coup de sabot à un certain Toulouse-Lautrec, les tableaux de guerre de Cándido López, la Mer Orageuse de Courbet, le Portrait du père d’ Henri Rousseau, le chat de Foujita, ils déclenchent tous chez María, une fièvre picturale qu’elle traduit avec brio en images et en mots. 

Dès le premier récit on anticipe l’esprit du livre. Un tableau de chasse obsède María pendant des années, le regard de détresse du cerf quelques secondes avant de mourir semble la poursuivre où qu’elle aille. A mesure que l’on parcourt les pages, on en apprend sur Dreux et sur sa rencontre avec Géricault qui marquera sa vie, nous pénétrons dans l’après-midi houleux durant lequel María découvre l’œuvre, jusqu’à sentir la tristesse des habitués du Palais Errázuriz à travers d’exquises soirées sous le charme du tableau. Soudain, sans emphase ni fracas, avec l’efficacité mortelle d’un coup de couteau précis, María rappelle la mort insolite d’une amie dans la campagne française alors qu’une balle perdue lui arrive dans le dos. C’est cette histoire qu’elle n’a cessé de nous raconter. « On écrit une chose pour en dire une autre » admet María et seulement alors on comprend que le vrai sujet de ce récit est le non-sens et la douloureuse stupeur de la mort. 

María est une critique d’art reconnue en Argentine et il aurait été facile pour elle de recourir au jargon spécialisé de son métier pour évoquer les œuvres. Mais s’il y a une chose qui caractérise le Nerf Optique, c’est l’absence de solennité : de telle sorte que la description des tableaux est articulée dans un langage simple et accessible, même les chapitres les plus tristes de la vie de l’autrice sont abordés sans dramatisme ni prétention. La spontanéité marque le pouls du texte : María raconte les faits comme si elle ne les comprenait pas du tout, elle nomme les choses les plus brutales avec légèreté et humour, comme quelqu’un qui est à l’aise avec ce qu’il dit et elle ne cherche pas à provoquer un effet tragique sur le lecteur. 

Coleridge dit que dans les rêves, nos émotions cherchent des images sur lesquelles s’appuyer. Ce n’est pas le fantôme de notre rêve qui provoque notre peur : c’est plutôt notre peur qui prend les devants et rencontre chez le fantasme une figure dans laquelle s’incarner. J’ose dire que le Nerf optique fonctionne aussi comme cela : devant l’œuvre qui lui provoque une émotion fulminante, María choisit de creuser au fond d’elle-même, de fouiller ses peurs, ses doutes, ses enthousiasmes. En définitive, chercher le bout du fil dans l’art lui permet de dénouer l’enchevêtrement de ses émotions. 

María Solari

Traduction L’autre Amérique