Paradaïze de Fernanda Melchor (Mex) par Julie Werth

Paradaïze, Fernanda Melchor, Grasset, 2022, traduction de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba, 220 pages[Páradais, Random House, 2021]

« Tout ça, c’est la faute du gros, voilà ce qu’il allait leur dire. » 

La première phrase plonge le lecteur au cœur d’une crise existentielle dont il va découvrir les enjeux et surtout la gravité jusqu’à la scène finale glaçante et presque hallucinatoire. Il s’agit du récit-confession de Leopoldo dit Polo, homme à tout faire dans une résidence de luxe, qui se retrouve complice d’un crime abominable.

À qui la faute ? À Franco, le gros, compagnon de beuverie, abruti de chips et de films pornographiques, obsédé par la voisine ? À la violence endémique d’une société mexicaine fracturée dans laquelle riches et pauvres ne font que se croiser, se tolérer dans une logique de pouvoir où chacun est assigné à sa place d’exploiteur ou de larbin ? Au machisme ordinaire diffus ? Au narcotrafic qui gangrène les villages, corrompt les plus jeunes et les embarque dans une spirale infernale ? À un état libéral qui abandonne sa population, et condamne sa jeunesse à la misère et au désœuvrement ? Ou serait-ce la faute de Polo, fils mal aimé et maltraité par sa propre famille qui n’arrive pas à reconnaître ses responsabilités et se dérobe sans cesse ?

Dans un flux ininterrompu de pensées, monologue intérieur rageur à la troisième personne, Fernanda Melchor traduit les errances de son jeune personnage et interroge en sous-texte avec une grande finesse tout l’éventail de cette violence structurelle du Mexique d’aujourd’hui qui empoisonne les familles et le monde du travail et qui, comble de l’ironie, parvient même à s’immiscer dans la plus protégée et la plus paradisiaque des résidences de luxe. 

Melchor, en digne héritière de son compatriote Guillermo Arriaga, parle d’une réalité dans laquelle elle a évolué, la traduit dans un style extrêmement travaillé, à la fois cru et lyrique, et retranscrit les codes de l’oralité avec une grande habilité. Originaire de Veracruz où les habitants ont la réputation de mal s’exprimer, elle donne à entendre ce langage populaire parfois vulgaire, souvent inventif. Elle fait ainsi comprendre au lecteur que le langage construit les êtres et leur façon d’être au monde. Elle choisit de montrer la réalité avec les mots du coupable. Comme dans De sang froid de Truman Capote, il ne s’agit pas pour l’autrice d’insister sur le crime en tant que tel mais de comprendre les circonstances personnelles et collectives qui entourent l’assassin et qui mènent à ce geste irréparable. L’ambivalence et la complexité des personnages appellent à l’humanité et à l’empathie du lecteur. Le choix de protagonistes adolescents, qui sont par définition dans un âge transitoire, permet d’insister sur leur fragilité, sur leurs blessures et sur leurs espoirs brisés par des dynamiques qui paraissent inextricables. 

Julie Werth