Une maison à Bogotá de Santiago Gamboa par Camilo Bogoya González

Santiago Gamboa, Une maison à Bogotá, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, Métailié, 2022, 192 p. [Una casa en Bogotá, Random House, 2014]

Les demeures du romancier

Depuis son deuxième roman, Perdre est une question de méthode (1997), Santiago Gamboa est entré dans le canon des romanciers colombiens internationalement reconnus. Pour s’en assurer, il suffit d’ouvrir l’Encyclopédie Universalis et parcourir le chapitre consacré à la littérature latino-américaine, lire l’article qui date des années 2000 et se rendre compte que Gamboa y apparaît déjà avec son deuxième et son troisième roman, c’est-à-dire, Perdre est une question de méthode et Les Captifs du Lys blanc (2001).

Deux décennies plus tard, et avec huit ans de retard, la traduction française d’Une maison à Bogotá (2014) est publiée en 2022. Ce n’est pas un roman à suspense, ce qui en fait un objet unique si on le compare aux autres œuvres de Gamboa. Une maison à Bogotá raconte l’histoire d’un philologue qui remporte le prix d’essai Rubén Bonifaz Nuño ce qui lui permet d’acheter la maison dont il a toujours rêvé, celle qu’il observait émerveillé dans son enfance, quand il est devenu orphelin, c’est-à-dire l’époque où il a perdu sa place dans le monde. La nouvelle maison est un miroir déformé de celle de son enfance qui a été dévorée par l’incendie dans lequel ses parents ont péri. Le narrateur de quarante-huit ans s’installe dans cette maison avec sa tante. Cette avocate et diplomate très proche de la gauche intellectuelle des années 1960, l’a élevé dès l’âge de six ans. Une tante qui, par ses voyages fréquents, déplace le centre du roman vers d’autres maisons dans diverses parties du monde, un mouvement de va-et-vient très habituel dans l’univers cosmopolite de Gamboa. 

Le roman fait fusionner alors la vraie maison, celle où écrit le narrateur, et la maison fondatrice et perdue qui rôde du début à la fin, une enceinte de nostalgie et de culpabilité qui préserve les secrets de la famille et ne dévoile qu’à la fin l’avenir surprenant des personnages. Le roman nous apprend qu’une maison est une extension du corps avec ses désirs et ses angoisses, une seconde demeure utérine où les couloirs, les chambres, les objets sont la face visible de ce que nous sommes, de ce que nous étions, de ce que nous cachons.

Ce n’est donc pas un roman policier. L’intérêt est nourri par les souvenirs et les associations qui naissent de chaque lieu. C’est un roman de divagation, de digression, de voyages à travers l’histoire du pays, à travers quelques moments de l’histoire du monde, et à travers deux générations, celle du narrateur et celle de sa tante. De délicieuses histoires que l’on lit en passant de la salle de bain à la chambre, au grenier, à la bibliothèque. La maison est le décor de la reconstitution du roman familial et, bien sûr, de la vie de chacun de nous, puisque tous les lecteurs ont partiellement vécu le roman de Gamboa : nous avons tous une maison, un lieu d’où nous partons et où nous retournons un jour, ou pas. 

Dans ce roman d’espaces extérieurs, intérieurs et symboliques, il y a un large divan pour l’érotisme. À l’heure où tout peut être dit, Gamboa raconte l’érotisme avec humour et hilarité. En évitant les lieux communs, il laisse libre cours à l’autobiographie sentimentale du narrateur, et propose même dans certains chapitres un mélange réussi de discours scientifique et dissertation libidineuse. 

Dans Une maison à Bogotá, l’écriture a au moins deux facettes ; le débordement en est une. Cela se voit dans les passages de colère verbale où la religion, les politiciens, la cuisine créole, la fausse gauche, sont attaqués ; des harangues où la langue se charge de critique sociale en s’en prenant aux mentalités les plus récalcitrantes. L’autre facette est la réflexion sur l’écriture, tendance minoritaire il est vrai, et donc plus visible, moment où l’on spécule sur la fonction des mots : « l’écriture est une façon comme une autre d’attendre la mort ». Une vie faite de mots … tel est la construction de la littérature, une demeure intérieure dans laquelle on entre dans la salle de bain, on regarde par la fenêtre, on range des choses dans le grenier, on cache des histoires dans les chambres, on monte et on descend des escaliers, une maison qui résiste aux nombreux incendies de ses détracteurs, une maison peut-être plus solide que les maisons de l’enfance. 

Camilo Bogoya

Traduction L’autre Amérique