Ce qui n’a pas de nom de Piedad Bonnett par Axel Moller

Version espagnol

Piedad Bonnett, Ce qui n’a pas de nom, traduit de l’espagnol (Colombie) par Amandine Py, Métailié, 2017, 136 p. [Lo que no tiene nombre, Alfaguara, 2013]

Signes et symboles

Nous essayons tous, parfois avec succès, de donner un ordre cohérent à nos expériences, afin que de cet ordre découle un sens : les signes et les symboles de notre mythologie personnelle.  Dans ce livre, Piedad Bonnet, poétesse colombienne, tente de donner un sens à la mort. Il ne s’agit pas d’un exercice de fiction : Bonnet tente de comprendre le suicide de son fils de vingt-huit ans, Daniel. C’est un exercice de sauvetage, pour tenter de récupérer ce temps qui n’est pas du temps, de sauver des fragments d’une vie qui n’est plus. Piedad plonge dans l’obscurité sans rivage comme Orphée dans l’Averne : à la recherche de l’âme d’un être cher.

Ce n’est pas un livre de développement personnel qui se targuerait de proposer des solutions, il ne veut pas faire office de manuel, à aucun moment l’autrice ne dresse une chaire morale pour nous dire comment faire face à un traumatisme. Simplement, mais avec beaucoup de tendresse, Piedad tente d’élucider les raisons qui ont poussé Dani à se suicider. Elle reconstruit la vie de son fils qui n’est plus là, elle nous raconte sa vie en l’entrecoupant de ses impressions et de ses sensations intérieures, elle essaie de voir des signes ou des symboles qu’elle n’a pas pu voir sur le moment, elle essaie de comprendre quel enchaînement de raisons l’a conduit à cette décision. Elle récapitule des moments de sa vie, le décrit, l’appelle désespérément dans l’obscurité totale, reprend contact avec d’ex-copines, des thérapeutes, fouille dans ses journaux intimes. Plongée dans un labyrinthe, Piedad finit par s’abandonner à cette concaténation infinie d’événements.

Mais à ce moment-là, la reddition est confirmée. Il en ressort la résignation douce-amère d’une mère qui laisse partir son fils. L’histoire devient un adieu, un adieu à l’enfant qui frisait les cheveux de sa mère en s’endormant, à l’adolescent qui lui demandait de l’aide pour écrire des déclarations d’amour, à l’adulte Dani qui portait des Doc Martens usées et peignait des autoportraits inquiétants. 

Et Piedad, dans le dernier souffle du livre, accepte cette mort douloureuse. Elle le convoque dans son esprit, lui caresse les cheveux et lui dit : « Je comprends ». L’autrice réussit quelque chose d’étonnant : transmettre par des signes et des symboles des sensations qui ne tiennent pas dans les mots. Les moments de sa vie, de sa mort, les impressions et les faits sont ces signes et ces symboles qu’elle avait essayé d’ordonner pour comprendre la mort mais qui servent maintenant, en vrac, à l’accepter.  Dans l’ensemble de l’histoire, nous trouvons cette plus-value qui manque dans ses parties. Et, comme Orphée, il ne reste plus qu’à chanter pour le fantôme.

Ce qui n’a pas de nom est simplement une larme faite de paroles, une façon de cautériser cette douleur, mais aussi de se souvenir de lui, Daniel, qui s’est jeté d’un cinquième étage à l’âge de vingt-huit ans. Comme le dit Piedad : « D’autres érigent des monuments […], je t’ai fait renaître et je l’ai fait avec des mots, car ils ne servent pas de tombeau ».

Axel Moller

Traduction L’autre Amérique